Voici ci-dessous le compte-rendu de l'expérience faite au sommet de la tour Eiffel par Mr Cornu en 1899, expérience ayant servi à relever la dispersion des raies de lumières sombres observables dans le spectre des faisceaux électriques émis du haut de la Tour. cette expérience prouve à nouveau l'intérêt scientifique de cette tour, en plein Paris.
Description de l'expérience
Il était naturel de penser que, dans une direction horizontale, l'atmosphère terrestre absorbait les mêmes radiations et produisait les mêmes raies spectrales, dites telluriques, qu'on observe dans le spectre solaire. L'existence de plusieurs groupes telluriques dans le spectre d'un faisceau électrique projeté de la Tour Eiffel sur l'Observatoire de Meudon a été, en effet, signalée par Mr Janssen (Comptes rendus de l'académie des Sciences) et présentée comme une démonstration de l'origine terrestre des groupes A et B, ainsi que de quelques bandes dues à la vapeur d'eau. Je me suis proposé de relever minutieusement, sous une forte dispersion, la série des raies sombres observables dans le spectre des faisceaux électriques émis du haut de la Tour, et de les comparer avec celles figurées dans les cartes spectrales que j'avais publiées antérieurement. C'était, en outre, une vérification directe et précieuse de la méthode du balancement des raies qui m'avait conduit à distinguer individuellement les raies d'origine solaire et celles d'origine terrestre, dans les groupes de raies les plus compliqués du spectre solaire.
L'étude a été entreprise à l'École polytechnique, dans le local et avec les appareils qui m'avaient servi aux recherches de spectroscopie solaire. Cette étude, commencée le 24 octobre 1889, en utilisant, d'abord simplement, la lumière du phare à éclats du sommet de la Tour, fut poursuivie avec le faisceau d'un des projecteurs de 90 cm de MM. Sautter et Lemonnier, que M. Eiffel eut l'amabilité de faire diriger de 8 heures à 10 heures sur l'École polytechnique du 27 octobre au 6 novembre, jour de la clôture de l'Exposition universelle de 1889 et de l'extinction des projecteurs. La distance de la Tour à l'École, relevée sur un plan de Paris au 1/12 500eest d'environ 4 350 m. L agent chargé du projecteur reconnaissait immédiatement le point de l'horizon vers lequel il devait diriger et maintenir le faisceau. A cet effet, j'avais disposé, à demeure, près de la fenêtre de la mansarde du Pavillon des Élèves où étaient installés mes appareils, une grande lentille de 24 cm de diamètre et de 45 cm de distance focale : elle avait été réglée, de jour, par la condition d'amener l'image focale de la galerie supérieure de la Tour dans le plan moyen de la flamme d'une lampe modérateur qu'on allumait au crépuscule, ce qui permettait de vérifier le réglage. La réciprocité des foyers conjugués de la lentille assurait l'envoi d'un faisceau de lumière qui couvrait toute la galerie où les projecteurs étaient en batterie : l'agent préposé à leur manœuvre apercevait dans la direction demandée un disque extrêmement brillant, impossible à confondre avec les points scintillants de l'horizon. Un verre rouge interposé près de la flamme rendait la distinction encore plus facile.
J'ai employé, suivant les circonstances, quatre spectroscopes de dispersion croissante :
- Un spectroscope à vision directe de Duboscq avec échelle latérale;
- Un goniomètre Brunner, muni de deux prismes de quartz et d'objectifs quartz-fluorine de 50 cm de distance focale pour la photographie des spectres;
- Le même goniomètre muni d'un prisme de Flint et d'objectifs Crown et Flint de 45 cm de distance focale;
- Enfin un grand réseau plan de Rowland observé avec un collimateur de 1 m et une lunette de 1,40 m.
La fente du collimateur était éclairée par l'image du projecteur de la Tour concentrée par un objectif astronomique de 16 cm de diamètre et de 2,30 m de distance focale. Les résultats répondirent entièrement à mon attente : pendant les soirées favorables, je pus faire une étude complète des groupes telluriques A a B et D, d'abord avec une dispersion moyenne : mais ce qui m'importait surtout, c'était de pouvoir utiliser la grande dispersion du spectre de deuxième ordre du Réseau Rowland; j'y suis parvenu plusieurs fois, ainsi que le témoigne le résumé donné plus loin des résultats obtenus dans chaque soirée.
J'aurais désiré relever au micromètre toutes les raies sombres visibles avec cette grande dispersion : malheureusement le ciel s'embruma progressivement : la pluie et le brouillard augmentèrent de plus en plus. Je ne pus donc réaliser qu'imparfaitement cette partie de mon programme, les pointés devenant chaque jour plus difficiles et plus pénibles, faute d'intensité lumineuse. Par bonheur, ce long travail est devenu en grande partie inutile, grûce à la configuration caractéristique des groupes qui reproduisaient exactement ceux de mes cartes, de sorte qu'un petit nombre de pointés ont suffi pour assurer leur identification complète : c'était, en définitive, le but que je m'étais proposé.
Résumé des résultats obtenus
24, 25 et 26 octobre 1889
Premiers essais avec le spectroscope Duboscq à vision directe : une petite lentille collectrice, puis l'objectif de 16 cm projettent l'image linéaire du Phare de la Tour sur la fente. Reconnu et relevé diverses raies brillantes des vapeurs métalliques de l'arc électrique (sodium, calcium, magnésium), ainsi que plusieurs raies sombres, sur le spectre continu des charbons dans la région rouge du spectre. La comparaison de ces relevés avec ceux effectués dans la journée du 27, avec la lumière solaire, montre que les raies sombres représentent A a et B. (A et B sont dues à l'absorption par l'oxygène de l'air; a par la vapeur d'eau.)
27 octobre
Reçu le faisceau du projecteur de 90 cm. Éclat admirable. On lit facilement un journal à la lumière venue du projecteur. Spectre brillant. Lentille collectrice de 50 cm de foyer. Observé beaucoup do détails sur A, a B sur les raies aqueuses, près de C et de D, laquelle est double et renversée. Improvisé un essai avec le réseau Rowland. — Aperçu les cannelures de D.
29 octobre
Goniomètre Brunner. — Prisme de Flint (60cm), — Objectif de 10 cm pour concentrer l'image du projecteur sur In fente. — Relevé, sur le cercle divisé, les principales raies dans les groupes A, a, B et quelques raies aqueuses voisines de D; en outre, plusieurs lignes brillantes du calcium. L'éclat du faisceau devient assez grand pour utiliser le spectroscope Rowland. Les deux raies D (vapeur de sodium) sont magnifiques même au 2e spectre : elles sont renversées au milieu de leur longueur, et brillantes aux extrémités. — Dans leur voisinage, toutes les raies aqueuses de ma carte s'y trouvent (les lignes métalliques solaires seules, naturellement, font défaut) : je les suis une à une dans le 1e spectre. Je peux suivre de même en détail la structure du groupe B jusqu'au 8e doublet; au delà, l'intensité lumineuse est trop faible. J'avais d'abord songé à relever toutes ces raies au micromètre ; mais leur disposition m'est si connue et la concordance avec ma carte si parfaite que je ne crois pas utile de perdre du temps et de me fatiguer la vue à faire ces pointés. Le groupe α (dû à l'oxygène) est faible ; il est surtout altéré dans son aspect ordinaire par l'intensité des raies aqueuses qu'il contient : toutefois, il est reconnaissable ; je puis suivre aussi les groupes de raies aqueuses situées entre B et C, que j'ai marquées comme telles sur l'Atlas de Fievez.
30 octobre
L'éclat du projecteur est très vif. — Le groupe R est admirable dans le 2e spectre. — Je vois au moins jusqu'au 11e doublet et les raies aqueuses qui suivent, en particulier la raie très forte λ = 695,58 — Vérification des raies aqueuses, près de C. — Passé toute la soirée à préciser l'identification du groupe α, très faible et altéré par la prédominance des raies aqueuses. — En partant, je laisse le fil du micromètre sur l'une des raies caractéristiques de α : le lendemain, à 2h50 de l'après-midi, je constate, avec le soleil, que c'est bien la raie λ = 627,68 de α. Pendant toute la soirée du 30 octobre l'intensité de la lumière était si grande, que, sans m'en apercevoir, j'ai observé constamment, dans le 2e spectre. La dispersion était si nette que dans le groupe voisin de D j'ai dédoublé la raie aqueuse λ = 592,26.
31 octobre
Le ciel s'éclaircit : l'air se refroidit et s'embrume, l'éclat est moins vif qu'hier. — On pousse l'amabilité jusqu'à m'envoyer simultanément les faisceaux des deux projecteurs : mais je n'en puis utiliser qu'un seul, leur écart angulaire étant trop grand. — Les raies aqueuses sont beaucoup moins marquées : les deux raies D en sont presque dépouillées. — En revanche, le groupe a devient beaucoup mieux reconnaissablc. — Le groupe B est très peu visible aussi bien au 1er qu'au 2e spectre. — Malgré la brume qui augmente, les raies violettes HK sont visibles, et même la bande ultra-violette du carbone avec le goniomètre Brunner. — La fumée de l'usine électrique de la place du Panthéon géne beaucoup.
2 novembre
Belle soirée. — Addition d'un tube de Geissler à l'hydrogène, pour produire la raie C comme repère dans le champ du spectroscope Rowland. — Vérification des groupes aqueux dans le voisinage de C, par comparaison avec cette raie et les raies brillantes du calcium. Très bien vu le groupe α : l'éclat du champ est assez vif pour montrer jusqu'au 4e doublet de K et permettre d'effectuer des pointés. — Mesuré la distance de la forte raie λ = 627,68 (oxygène) et de la raie aqueuse λ = 629,14 située au milieu du 2e doublet de α deux mesures ont donné 3'10 et 3'11 au micromètre à fil : le 4 novembre, la même mesure, effectuée avec la lumière solaire, a donné 3'105 : l'identification est donc parfaite. Le groupe aqueux de D est admirable; c'est exactement ma carte: je dédouble 592,26.
3 novembre
Soirée pluvieuse : néanmoins la lumière est assez vive. — Essai de photographie de la partie réfrangible du spectre. — Goniomètre Brunner. — Lentille collectrice en quartz fluorine. — Double prisme de quartz au minimum de déviation sur la raie violette 423 du calcium. — Obtenu 10 spectres violets et ultra-violets sur 4 plaques à gélatine. — Poses variant de cinq secondes à deux minutée. — Aucune bande tellurique. — On ne voit que le spectre continu des charbons, lea deux bandes cannelées brillantes du carbone, les raies brillantes H el K du calcium, H'K' de l'aluminium et quelques autres. — Contrairement à ce qu'on aurait pu croire d'après l'état météorologique, le spectre ultra-violet est assez étendu et ne parait limité à la longueur d'onde λ = 329 que par l'absorption des glaces fermant l'ouverture du projecteur et du défaut de réflexion ultra-violet du miroir concave en verre argenté.
4 novembre
Un peu de brume et de fumée de l'usine du Panthéon. — Les raies aqueuses voisines de D sont redevenues bien visibles. — Pointes micrométriques d'identification. — Vérifié l'existence de la raie aqueuse λ = 588,27 qui double presque une raie du fer sur ma carte et qua le balancement de cette dernière découvre nettement. — Bien vu le groupe α, mais rien de plus que précédemment. — Le groupe B est très beau, en ouvrant la fente. — Aperçu la raie aqueuse λ = 692,57 entre le 10e et lle doublet et celles qui empilent le 11e, à savoir λ = 692,81; 692,83; 692,89.
5 novembre
Pluie toute la journée : brouillard le soir; le faisceau présente une couleur très jaune. Néanmoins la région rouge du spectre est assez brillante pour que j'aie pu faire une assez longue série de pointés entre B et C. Les 34 pointés micrométriques ont été réduits en longueurs d'onde en prenant comme repères la raie C (λ = 646,18) empruntée au tube de Geissler et une raie brillante du calcium (643,81); six autres raies brillantes du calcium ont été identifiées avec des raies métalliques solaires el les autres raies sombres avec celles que j'avais marquées comme telluriques sur la planche de l'Atlas de Fievez et sur une carte inédite que j'ai construite autrefois avec le concours de M. Obrecht.
6 novembre
Soirée brumeuse. — Lumière pale et jaune. — Raies aqueuses très effacées. — Elles étaient déjà là à 2 heures de l'après-midi. — Aucune observation utile.
Après la clôture de ces soirées d'observations, j'ai demandé au Bureau central météorologique les données recueillies au sommet de la Tour se rapportant à l'état de l'atmosphère du 28 octobre au 6 novembre. Voici les chiffres qui mont été transmis :
Les variations de température et d'humidité sont trop faibles pour intervenir utilement dans la discussion de la visibilité des raies spectrales : la direction et l'intensité du vent paraissent avoir exercé plus d'influence. En résumé, les raies aqueuses ont été tantôt plus visibles, tantôt moins visibles que celles de l'atmosphère sèche (bandes A, B, α) : la variation de l'humidité de l'air et la direction du vent expliquent naturellement cet effet. Les raies de l'atmosphère sèche ont toujours été moins marquées que dans le spectre solaire : cela tient à la faible distance (4 350 m) parcourue par le faisceau lumineux comparée à celle que parcourt le faisceau solaire, l'astre étant même supposé au zénith. Il est, en effet, facile de montrer que la masse absorbante des 4 350 m n'est guère plus de moitié de celle contenue dans une colonne verticale de même base s'élevant verticalement jusqu'aux confins de l'atmosphère. Le poids de l'atmosphère sur un mètre carré est, comme on sait, égal au poids d'une masse de mercure de même base ayant 76 cm de hauteur, c'est-à-dire 0,76 x 13 596 Kg = 10 333 Kg. Le mètre cube d'air à la surface du globe pesant 1,293 kg, la hauteur verticale d'une colonne d'air de densité uniforme serait de 10 333 / 1 293 = 7 991m.
La colonne horizontale de 4 350 m ayant même base, contient donc une masse d'air plus petite dans le rapport de 4 350 à 7 991, c'est-à-dire de 1 à 0,544, rapport un peu plus grand que 1/2. Il n'est donc pas étonnant de voir les raies des bandes A, B, α relativement moins sombres que dans les observations solaires où l'astre est voisin du zénith, et, à plus forte raison, voisin de l'horizon.
Conclusion
Il résulte des observations spectrales résumées ci-dessus, que près de deux cents raies sombres, produites par l'absorption atmosphérique des radiations d'une source de lumière terrestre ont été identifiées individuellement avec les raies dites telluriques observées dans le spectre solaire. L'origine atmosphérique de ces raies est donc surabondamment vérifiée.
Voir aussi :