Le texte ci-dessous a été écrit par George Barral en 1900. Il décrit l'ascension de la tour Eiffel et s'en sert pour faire une description assez précise de la tour. Cette description est assez différente de celle que l'on peut faire actuellement ( voir ici), on y apprend par exemple que l'arrivée au premier étage donne la sensation d'être dans une ville, alors que de nos jours l'espace de cet étage est très ouvert, au contraire. Il y a aussi la description de l'escalier qui montait au 3e étage ainsi que celle des plates-formes successives du sommet.
La tour Eiffel en 1900
Dix-sept cent quatre-vingt douze marches (nombre prédestiné, rappelant la date des plus belles victoires de la Révolution : Valmy et Jemmapes et l'expulsion des armées prussiennes du territoire français) séparent le sol de la Tour Eiflel à son extrême sommet, où se trouve une petite plate-forme pouvant contenir dix personnes, ayant exactement les pieds placés à 300 mètres de distance du Champ de Mars qui, lui-même est à 33m50 au-dessus du niveau de la mer. C'est là que sont fixées la tige du paratonnerre et la hampe du drapeau qui flotte à 300 mètres.
La durée d une ascension complète dure six minutes en prenant les ascenseurs mais il faut quarante-cinq minutes environ pour arriver au sommet par les escaliers latéraux. Voici la récapitulation des points de repère de la Tour Eiffel :
- La plate-forme du premier étage est à 60 mètres du sol. Son pourtour extérieur est un immense carré de 70m69 de côté, enfermant 5 000 mètres superficiels. Ce premier étage a deux niveaux : celui des restaurants, balcons et terrasses, et celui des galeries, qui est en contre-bas d'un mètre. Cette différence est rationnelle et ingénieuse; elle permet aux visiteurs des galeries de circuler sans obstruer la vue des clients des restaurants. Douze escaliers mettent ces deux plans en communica¬tion. Dès que vous pénétrez sur ce premier étage, vous avez la sensation de l'entrée dans une ville. En avançant sur la terrasse qui s'étend devant vous vers l'intérieur, vous arrivez devant une ouverture béante, et vous plongez comme au fond d'un abîme où tout apparaît en rac¬courci : hommes et choses. Les caves et les cuisines des restaurants sont en sous-sol à 5 mètres au-dessous du plancher et à 55 mètres, en l'air, au-dessus du Champ de Mars. En sept minutes environ, on peut gravir les 360 marches d'un mètre de large des escaliers du premier étage. Ces escaliers, ménagés dans les piles, sont très doux, coupés par de nombreux paliers. On croit monter trois fois de suite au cinquième étage d'une maison de Paris.
- La seconde plate-forme est à 115 mètres du sol, et à 55 mètres du premier étage. Les escaliers qui servent à y parvenir sont en hélice, sans paliers, beaucoup plus raides que les précédents. Ils ont 370 marches. Il faut de sept à huit minutes pour les gravir. Ils peuvent donner passage à 2,000 personnes par heure. Le plancher sur lequel on arrive est divisé en quatre locaux, destinés à des boutiques et séparés par des couloirs. Il a une surface de 1,400 mètres. Le promenoir a une largeur de 2m60 et mesure 150 mètres de longueur. Durant l'Exposition universelle de 1889, sur la partie qui fait face à Paris, était aménagée l'installation du journal le Figaro, avec imprimerie, bureau de rédaction et salons.
- La troisième plate-forme est à 217 mètres du sol et à 102 mètres de la deuxième plate-forme. Elle affecte la forme d'une table couverte; elle est garnie de châssis mobiles que l'on ferme par les grands vents et d'où l'on voit l'horizon à travers les vitres.
- La quatrième plate-forme est à 273 mètres du sol et à 56 mètres de la troisième plate-forme. De la deuxième plate-forme à ce point on a établi un escalier au milieu de la Tour. Il tourne en colimaçon et compte 1,062 marches ; ce qui fait, avec les 360 marches du premier étage et les 370 marches du deuxième étage, les 1,792 marches que vous avez dû franchir, si vous avez dédaigné les ascenseurs. A ce point, vous pouvez supposer que vous êtes monté au quatre-vingt-neuvième étage d'une maison colossale. Le public ne va pas plus haut. Le restant de la Tour est réservé à la science et à M. Eiffel. A 7 mètres au-dessus de cette plate-forme, c'est-à-dire à 280 mètres, surplombent de grandes poutres entrecroisées et quatre arceaux en fer affectant la forme d'un campanile, c'est-à-dire d'une cloche (en latin campana). Le plafond de la quatrième plate-forme sert de plancher à une grande salle circulaire partagée, par des cloisons, en chambres consacrées à des laboratoires scientifiques et au cabinet particulier de M. Eiffel. Le balcon octogonal qui entoure cette salle, située à 280 mètres du sol, sert au petit chemin de fer sur lequel se déplacent les projecteurs électriques. Ce balcon a 10m90 sur les grandes faces et 3m96 sur les petites.
- La cinquième plate-forme est à 280 mètres du sol, à 7 mètres de la quatrième plate-forme et à 10 mètres des laboratoires scientifiques. On y parvient par un escalier tournant qui enlace l'axe central. Le plancher de cette cinquième plate-forme a 5m75 de largeur. A cette élévation, on est au niveau du phare électrique. Il a 6m78 de hauteur et 3 mètres de diamètre. Il est à feu fixe, coloré, de premier ordre.
- Le sommet extrême de la calotte de fer finale est à 20 mètres au-dessus de la cinquième plate-forme, et exactement à 300 mètres au-dessus du sol. Il est surmonté d'un paratonnerre relié à toute la masse métallique et chargé de pourvoir à l'écoulement, dans la terre, des effluves électriques de l'atmosphère ambiante.
Les ascenseurs
Pour atteindre les 273 mètres de hauteur accordés au public, on n'est pas forcé de se servir de ses jambes, car on peut user de tout un système d'ascenseurs. De la base au sommet, il y en a de trois sortes, dont voici la nomenclature :
1° Le système Roux, Combaluzier et Lepape, à piston articulé, à la façon d'une chaîne sans fin, portée par une poulie de grande dimension ; la cabine à deux étages, fixée sur l'un des brins de la chaîne, est constamment soutenue par un piston qui la pousse, aucune chute n'est possible. Ce système d'ascenseur hydraulique fonctionne dans les piliers Est et Ouest et s'arrête à la première plate-forme.
2° Le système américain d'Otis, avec un piston hydraulique actionnant un moufle énorme dont le garant passe sur des poulies de renvoi, placées de distance en distance jusqu'au-dessus du deuxième étage et redescend s'accrocher à la cabine. Il en résulte que pour un déplacement de 1 mètre du piston du cylindre de 11 mètres, placé dans le pied de la Tour, la cabine double monte ou descend de 12 mètres. Le contrepoids se déplace en roulant sous le chemin des ascenseurs. Les câbles qui supportent la cabine sont au nombre de six, dont deux sont reliés au contrepoids et quatre appartiennent au système des poulies mouflées. Ils sont en fil d'acier. Un seul de ces câbles suffirait pour porter, sans se rompre, cabine et voyageurs. On y a, par surcroît, ajouté un frein de sûreté. Le contrepoids étant également muni d'un appareil de sûreté, sa chute est impossible. L ascenseur Otis est adopté dans les piliers Nord et Sud, et élève les visiteurs jusqu'au deuxième étage avec arrêt au premier.
3° Du deuxième étage à la plate-forme supérieure, au-dessous du campanile, l'ascenseur est du système Edoux. Il fournit une course de 160 mètres ; c'est la première fois qu'un ingénieur a eu à exécuter un travail aussi considérable; M. Edoux a parfaitement réussi à résoudre le problème. Le plus puissant jusqu'alors avait été installé, en 1878, dans l'une des tours du Trocadéro, où il fonctionne toujours; sa hauteur est de 63 mètres, et c'est également M. Léon Edoux qui l'a construit. La course de 160 mètres est coupée en deux par une plate-forme intermédiaire située exactement à 200 mètres, qui est le vrai point de départ de l'ascenseur Edoux, hydraulique et vertical. Le fonctionnement en est très facile et la disposition générale fait honneur à son constructeur. Une des cabines est disposée à l'extrémité d'un piston, qui effectue le transport du plancher intermédiaire au sommet, soit 80 mètres. Elle est reliée par des câbles à une seconde cabine qui forme contre¬poids, et circule entre le deuxième étage et le plancher intermédiaire, soit 80 mètres en sens contraire. De la partie supérieure de la première cabine et des deux extrémités du palonnier, partent quatre câbles qui, passant sur des poulies placées au sommet de la Tour, soutiennent la deuxième cabine. Deux des câbles s'attachent sur un palonnier au milieu duquel est suspendu cette cabine, les deux autres câbles sont fixés au corps de la cabine même.
Lorsque la cabine supérieure monte, la cabine à course intérieure, qui lui sert de contrepoids, descend tout naturellement. Il s'ensuit que pour parcourir le trajet de 160 mètres, il y a une station au plancher intermédiaire, comme dans un chemin de fer. Chaque cabine parcourant la moitié de sa course, il y a échange de voyageurs sur le plancher intermédiaire, sans le moindre encombrement, les « montants » passent par une autre porte que les « descendants », sans perte de temps non plus. Un frein de sûreté (système Backmann) permet de répondre absolument de tout accident et d'affirmer que, même dans les cas de rupture d'un organe important de l'ascenseur, les visiteurs, portés par la cabine, n'auraient à redouter aucune chute. La durée d'une ascension totale, du pied au sommet de la Tour Eiffel, au moyen des ascenseurs, est à peine de 7 minutes.
L'ensemble des ascenseurs est servi par quatre chaudières multi-tubulaires du système Collet et Cie, de 80 mètres de surface de chauffe et 3 mètres de surface de grille, chacune timbrée à 12 kilogrammes et développant ensemble, par heure, 6,000 kilogrammes de vapeur sèche à la pression maxima, installées dans les fondations du pilier Sud.
Nombre de visiteurs en même temps sur la tour Eiffel
Cet ascenseur permet d'élever, par heure, 3 000 personnes au premier et au deuxième étage, et 800 au sommet. Par les escaliers et les ascenseurs, 5 000 personnes peuvent monter dans la Tour Eiflel, et la durée du séjour n'est pas limitée. Le nombre de personnes que peut contenir la Tour, lorsqu'elle reçoit son maximum de visiteurs, se répartit ainsi :
- Chacun des restaurants du premier étage, 400, soit pour les quatre : 1 600
- 1 000 environ peuvent se mouvoir sur chacune des quatre galeries extérieures : 4 000
- Entre les restaurants, il y a des galeries intérieures contenant ensemble : 400
- Total pour le premier étage : 6 000
- 1 500 au deuxième étage et 500 au sommet, ensemble : 2 000
- Les personnes en voie d'ascension, plus les gens de service : 2 000
- Soit, lorsque la Tour Eiffel est bondée de visiteurs, un total d'environ 10 000
10 000 personnes dans cette dentelle en fer! Une ville dans une mâture de navire. A tous ces détails techniques, à tous ces chiffres, il est nécessaire de donner la vie, en décrivant les sensations que l'on éprouve successivement pendant la durée d'une ascension complète de la Tour. Nous ne pouvons mieux faire que d'en emprunter les termes à un écrivain du plus grand mérite, qui sait joindre à un talent de plume supérieur, une sensibilité exquise. C'est à l'auteur du beau livre intitulé Les Larrons, œuvre de pitié sociale, plaidoyer éloquent en faveur des déshérités, le plus beau et le plus ému, composé depuis Les Misérables, de Victor Hugo, c'est à M. Hugues Le Roux, que nous avons pris le récit suivant :
Voir aussi : Visiteurs célèbres.
La tour Eiffel par Victor Hugo
Quelques personnes se sont munies de casquettes à oreillettes et de gants fourrés. Il paraît que les chapeaux de forme haute offrent, au vent, une prise fâcheuse; d'autre part, le froid des fers cause, à la longue, une brûlure cuisante. Nous entrons dans le pilier situé à droite, où s'ouvre un des escaliers. Les 350 marches qui mènent à la première plate-forme (60 mètres au-dessus du sol) sont douces à gravir. M. Eiffel conseille d'imiter sa démarche. Il monte très lentement, le bras droit à la rampe. Il balance le corps d'une hanche sur l'autre. Il profite de cet élan pour franchir chaque degré. La pente est si inclinée qu'on peut causer tout en montant, et on ne souffle pas en débouchant sur le palier du premier étage.
Quatre pavillons s'élèvent ici pour donner asile à des restaurants, brasseries, bars, cabarets. Les caves y sont placées ainsi à 58 mètres dans l'espace. Vers l'heure des repas, cette terrasse peut loger 4 200 personnes, la population d'une petite ville. D'un côté les fenêtres de ces établissements ouvrent sur le large carré de vide qu'enferment à l'intérieur les quatre piliers de la Tour. Ils encadrent dans une lumière de stéréoscope le paysage qui est en bas. A cette hauteur, Paris prend déjà l'immobilité d'un panorama. La vie et le mouvement cessent à la vue. Les silhouettes des passants et des voitures font dans les rues de petites taches d'encre, très noires, très nettes. Elles ont l'aspect figé des foules qui se pressent, des chevaux qui stoppent dans les dessins autour des grands magasins de nouveautés. Seule, la Seine vit toujours par les moites qui courent sur la face limoneuse. L'impression est une toile gonflée par un coup de vent.
Au-dessus de la plate-forme, on peut s'engager dans le petit escalier en vis, un escalier de hune, où le public n'entre pas. Pour échapper à l'étourdissement de cette ascension circulaire, on fouille le paysage à travers l'enchevêtrement des croix de Saint-André dont la Tour est bâtie. On a la sensation surprenante à chaque tour de vis de la rapide montée de l'horizon. Le Trocadéro descend. Il ne dépasse plus la ligne géométrique que de la pointe de ses paratonnerres. Les masses sombres du Bois de Boulogne éclaircies par la tache fraîche des pelouses de Longchamps, entrent en coin dans Paris, repoussent la ville vers l'Est. Par une fente du plancher, je regarde l'abîme. Cette coupe est verticale. Le frisson vous vient de la chute possible. Il vous grimpe des reins à la nuque. Arrivé à la plate-forme de 217 mètres, j'ai les jambes un peu molles. Le vertige ? Non. La fatigue, l'ahurissement du vent, et aussi la surprise de cette impression bien connue des aéronautes : l'espace. C'est vraiment à cette hauteur qu'on entre dans le vide.
Les quatre membres de la Tour, sensiblement rapprochés, donnent à cette plate-forme l'apparence d'une nacelle de ballon. L'air, la lumière, vous assaillent aux quatre points cardinaux. On a pour la première fois la sensation de la suspension, de l'isolement. C'est toujours le paysage du Nord qui attire le plus, parce que les points de repère sont plus faciles à élire. Dans la perspective, le Mont-Valérien est descendu sous l'horizon, le Trocadéro sous le Bois de Boulogne, la presqu'île de Gennevilliers apparaît, voilà Saint-Denis, voilà la Seine qui fait son lacet entre ces hauteurs et ces abaissements. On peut compter ses méandres, comme sur une carte : un, deux, trois, quatre. A gauche, les collines de Meudon se sont affaissées. Par-dessus leurs épaules, on aperçoit trois rangées de mamelons que la brume, dans l'éloignement progressif teinte en decrescendo de gris pâle. A droite, Montmartre entre comme un éperon de navire dans le flanc de la galère parisienne. A ses pieds, les maisons sont de plus en plus nettes, peut-être parce qu'on voit quatre de leurs faces, que trouent les fenêtres, symétriques comme des points de dés à jouer, bien que de ces hauteurs Paris a l'air d'une vaste partie de biribi jouée par un géant sur un tapis vert.
La lumière va finir et le jour est triste. Mais il paraît qu'on a déjà vu de cette plate-forme des couchers de soleil dignes d'extase; même en des jours de brouillards blancs, quand Paris portait sur ses toits un plafond de ouate, la Tour radieuse au soleil a vu son ombre profiler sur les nuages. Quand la nuit arrive, les ombres descendent sur la ville. L'obscurité noie les quartiers, puis elle submerge tout. On dirait l'engloutissement d'Ys, la fabuleuse, descendant au fond de la mer avec sa rumeur d'hommes et de cloches Le vent qui déferle, pleure avec des sanglots humains dans ces trois cents mètres de fer, tendus de la terre aux nuages, comme une harpe éolienne
La conclusion de George Barral
Ces impressions sont bien celles qu'on ressent, que j ai ressenties personnellement. Un point essentiel à noter, c'est qu'on n'éprouve point le vertige sur la Tour Eiffel, parce que l'on est comme suspendu dans l'espace en son énorme treillis de fer. Ce n'est point le vide et l'immensité qui produisent ce tournoiement si pénible, mais bien le point de comparaison que l'on peut faire de l'endroit élevé où l'on est avec le point terrestre que l'on vise. C'est ainsi que la fuite des pierres, quand on regarde le pavé du sommet des Tours de Notre-Dame à Paris, amène le vertige subit ou lent chez beaucoup de personnes qui dans la Tour Eiffel ne l'éprouvent à aucune élévation. On s'y trouve, en effet, ainsi que dans la nacelle d'un ballon, comme isolé, sans attache dans l'atmosphère, envahi par un bien-être indéfini, sans aucune tendance au moindre étourdissement. De même que dans un aérostat, la vie et le mouvement de la terre s'y éteignent à une certaine hauteur, mais pas au même point et non plus de la même façon.
Sur la Tour Eiffel, les bruits de la ville bientôt ne sont plus distincts, à cause de sa vie propre et de ses murmures personnels, tandis qu'en ballon, les bruits de la terre arrivent avec une acuité extraordinaire dans des régions même très élevées. Dans un de mes voyages aérostatiques, j'ai noté de nombreux aboiements de chiens et des coups de sifflets de locomotives jusqu'à 3 000 mètres de hauteur. C'est une observation que l'on retrouvera dans mes impressions aériennes. C'est là une des différences qui distinguent une ascension en ballon libre avec les ascensions sur les hauts monuments, la Tour Eiffel et les grandes montagnes.
Parvenu à l'extrémité de 290 mètres, on reçoit évidemment le choc d'une impression neuve, celle de l'espace, de la paix, du silence. A elle seule, cette sensation de grandeur, de pacification, de bien-être paie largement la peine, facile au reste, qu'on a prise d'entreprendre cette exploration dans l'étendue impénétrée.
Voir aussi :