C'est dès la fin de la construction de la tour que Gustave Eiffel a fait installer un manomètre à air libre destiné à la mesure des hautes pressions. Ceci avait un grand intérêt à l'époque : De par sa grande precision, il devait être capable d'étalonner des manomètres à azote ou à hydrogène destinés aux expériences de laboratoire ou à l'industrie. La description ci-dessous a été faite par Mr Cailletet, de l'Académie des sciences, à qui Eiffel a proposé cette installation. On voit donc à nouveau l'intérêt de la tour Eiffel pour la science.
Disposition générale
Les manomètres à air libre sont les seuls instruments qui permettent d'obtenir pratiquement, d'une façon précise et avec une approximation constante, la mesure des pressions des gaz ou des liquides. C'est pour cette raison que j'avais installé, d'abord sur le penchant d'un coteau, puis, plus tard, au puits artésien de la Butte-aux-Cailles, un manomètre à air libre de plus de 100 m de hauteur.
Cette disposition a été imitée depuis par plusieurs physiciens. Mais les difficultés de manœuvre et d'observation d'un instrument installé dans ces conditions laissent toujours subsister des incertitudes sur la précision des résultats. La construction de la Tour Eiffel offrait des conditions exceptionnelles pour l'établissement d'un manomètre à air libre de 300 m dont tous les organes, liés d'une façon invariable à la Tour elle-même, fussent accessibles à l'observateur sur toute son étendue. Grace à la libéralité de M. Eiffel, la construction de cet instrument est actuellement un fait accompli.
La pression de 100 atmosphères, que mesure un pareil manomètre, ne peut être maintenue dans un tube de verre. On a du recourir à un tube d'acier doux de 4 mm environ de diamètre intérieur, relié par sa base à un récipient contenant du mercure. En comprimant, à l'aide d'une pompe et d'après le dispositif bien connu, de l'eau sur ce mercure, on peut l'élever graduellement jusqu'au sommet de la Tour.
La direction inclinée des piliers de la Tour ne permettait pas l'installation du tube d'acier dans une direction verticale. De la base de la Tour à la première plate-forme, c'est-à-dire jusqu'à une hauteur de 60 m environ, ce tube est fixé contre le plan incliné d'un des rails de l'ascenseur. Un escalier en fer le suit dans toute sa longueur.
Entre la première et la deuxième plate-forme, c'est-à-dire sur une hauteur à peu près égale à la précédente, l'appareil manométrique est installé contre l'escalier hélicoïdal. Celui-ci se divisant en plusieurs tronçons, non superposés sur une même verticale, à cause de l'obliquité du pilier, le tube manométrique lui-même se divise en autant de parties et s'incline pour passer d'un de ces escaliers à l'autre, en conservant une pente assez grande pour assurer la descente du mercure au retour. Enfin, de la deuxième plate-forme au sommet, le tune est disposé de la même manière contre les deux grands escaliers verticaux en hélice.
L'observation facile est donc assurée, comme on le voit, de la base au sommet.
Détail de l'appareil
L'opacité du tube d'acier s'opposant à la lecture directe du niveau du mercure, on a disposé, à des distances égales (de 3m en 3m environ), sur le trajet de ce tube, des robinets A à vis conique dont chacun communique avec un tube de verre vertical. Ce tube est muni d'une échelle graduée, soigneusement tracée sur bois vernis, qui n'éprouve que des variations de longueur insignifiantes par les changements de température. Lorsqu'on ouvre un de ces robinets, on met l'intérieur du tube d'acier en communication avec le tube de verre dans lequel peut alors pénétrer le mercure. La figure 330 représente le détail d'un de ces robinets.
BC est le tube d'acier, D est l'ajutage métallique auquel le tube de verre s'adapte par un caoutchouc, EF est la tige filetée dont la pointe conique E ouvre ou ferme l'entrée du mercure dans le tube de verre. Des rondelles de cuir G, comprimées par le serrage de l'écrou H, assurent l'élanchéité de l'appareil. De la base de la Tour à la première plate-forme, ainsi que nous l'avons dit, la direction du tube d'acier est inclinée. Le croquis à gauche de la figure 231 indique la disposition des robinets et des tubes de verre, contre l'escalier de service, dans cette partie de l'appareil. Le croquis à droite de la même figure représente ces divers organes, du premier étage au sommet. Les tubes et robinets sont protégés par un ensemble de coffres en bois dont les deux faces opposées s'ouvrent pour permettre les observations.
Pour réaliser, à un moment donné, une pression déterminée, il suffit d'ouvrir le robinet du tube de verre qui porte la division correspondant à cette pression; on fait agir la pompe hydraulique et, quand le mercure arrive au robinet, il s'élève en même temps dans le tube de verre et dans le tube d'acier. On l'amène alors exactement à la division voulue, en agissant très lentement sur la pompe hydraulique. Si, en opérant ainsi, on dépasse le niveau recherché, on laisse échapper une certaine quantité d'eau par un robinet de décharge placé dans le voisinage de la pompe. Le liquide qui s'échappe ainsi pénètre dans un tube de verre vertical gradué où sa hauteur indique l'abaissement correspondant de la colonne de mercure.
Cette manœuvre, qui se fait dans le laboratoire installé à la base de l'appareil (Voir fig. 233), est rendue très simple au moyen d'un téléphone que l'observateur emporte avec lui, tel qui, à chaque robinet, peut être mis en relation avec le poste inférieur. Dans la figure 231, T représente les pièces de contact destinées à établir la communication téléphonique. (Voir également figure 232 ci-dessous.)
Mesure du manomètre à hautes pressions
Si, pour une cause quelconque, le mercure vient à dépasser le sommet des tubes de verre, il se déverse dans un autre tube de retour en fer, qu'il aperçoit en XX dans les figures ci-jointes et qui le ramène à la base de l'appareil. Les échelles graduées qui accompagnent chaque tube de verre, n'étant pas toujours superposées verticalement, on a opéré de la manière suivante pour raccorder leurs graduations.
Laboratoire du manomètre
La cote de chaque point de la Tour est connue d'une manière très exacte et a fourni un certain nombre de points de repère. Pour le raccordement de deux règles graduées consécutives, on se servait de deux vases communicants remplis d'eau, réunis par un tube de caoutchouc et permettant de trouver, pour la base de chaque échelle, le plan horizontal correspondant au niveau supérieur de l'échelle précédente. La graduation ainsi faite s'est trouvée d'accord avec la cote des diverses parties de la Tour.
Laboratoire
Dans le pilier Ouest de la Tour, à la base du manomètre, est installé le laboratoire (Voir fig. 233) qui contient la pompe foulante hydraulique, le récipient à mercure, le poste téléphonique et les autres accessoires. Parmi ceux-ci, nous devons signaler spécialement un manomètre métallique de grande dimension M, mis en relation avec le liquide comprimé. Ce manomètre porte une première graduation en atmosphères; une seconde graduation correspond au numéro d'ordre des divers robinets. On sait ainsi immédiatement, par avance, dans quel tube de verre devra s'élever le mercure sous une pression donnée, ce qui permet de trouver sans hésitation le robinet à ouvrir pour avoir la position exacte de son niveau.
Corrections
Le calcul de la valeur exacte de la pression, d'après la hauteur de la colonne de mercure soulevée, nécessite pour chaque expérience un certain nombre de corrections qui exigent la connaissance de plusieurs éléments. La température modifie la densité du mercure et fait varier la hauteur de la Tour et par conséquent du tube manométrique. Un calcul simple montre qu'un écart de température de 30° ne fait guère varier celle hauteur que de 1 dm, soit 1/3 000e de sa valeur. La correction due à la densité variable du mercure est plus importante : elle serait environ de 1/200e pour le même écart de 30°. La mesure de la température moyenne nécessaire à cette double correction est obtenue par la variation de la résistance électrique qu'elle communique au fil téléphonique qui suit la colonne mercurielle sur tout son parcours. Des thermomètres enregistreurs placés à chaque plate-forme donnent pour chaque expérience une indication suffisante. Les autres éléments de correction sont la compressibilité du mercure, les changements dans la pression atmosphérique à mesure que la colonne s'élève.
Conclusions
Après l'achèvement de ces expériences, M. Cailletet nous a remis la note suivante résumant les résultats pratiques qu'il a obtenus :
« Les indications précises fournies par le manomètre établi à la Tour ont permis de graduer les manomètres métalliques à hautes pressions si employés maintenant dans les diverses industries. Les constructeurs de ces appareils ont actuellement des étalons gradués directement à la Tour, et qui leur permettent de graduer par comparaison les manomètres sortant de leurs ateliers.
MM. Schaeffer et Budenberg nous ont fourni des manomètres métalliques de grandes dimensions et donnant des mesures de pression s'élevant à 400 atmosphères. Après plusieurs années, ces appareils ont conservé leur sensibilité et la précision de leurs indications. Il n'est pas inutile de rappeler que les manomètres métalliques qu'on trouvait autrefois dans le commerce donnaient des écarts dans leurs indications s'élevant souvent à 10 ou 12%.
Le manomètre de la tour a également servi pour graduer un certain nombre de manomètres à gaz hydrogène. Ces appareils, à la seule condition d'être toujours observés à la même température, ce qu'on obtient en maintenant le tube de l'appareil dans une masse d'eau à température constante et exactement connue, donnent des déterminations d'une grande exactitude. J'ai pu ainsi éviter les manipulations assez longues de la mesure directe des pressions au moyen du grand manomètre à air libre, et, tout en restant dans le laboratoire, mesurer avec la même précision les hautes pressions sous lesquelles j'opérais. Dans ce cas, je me servais de deux manomètres à hydrogène accouplés, et dont les indications simultanées se contrôlaient entre elles.
C'est par cette méthode que, dans un travail entrepris, avec M. Colardeau, sur la tension de la vapeur d'eau jusqu'à son point critique, nous avons pu déterminer avec une grande précision les pressions correspondantes à chacune des températures observées. »
Voir aussi :