L'aérodynamisme a sans doute été l'un des principaux intérêts de la tour Eiffel. Avec la radiodiffusion il est le domaine où les plus grands progrès ont été faits. L'installation d'un laboratoire au 2e étage a permit l'étude de la résistance à l'air des matériaux, d'où l'on a déduit les propriétés mécaniques utilisés de nos jours en aéronautiques.
Un très petit nombre d'expériences ont été faites jusqu'au XIXe siècle sur la chute des corps en tenant compte de la résistance que l'air oppose à leur mouvement. Cependant, en dehors de l'intérêt scientifique qu'elle présente, l'étude de cette question permettrait de résoudre un grand nombre de difficultés qui se rencontrent à chaque instant dans diverses applications pratiques, résistance de l'air aux trains de chemins de fer et aux navires en marche, direction des ballons, questions relatives à l'aviation, influence du vent sur les constructions, emploi du vent comme moteur, etc.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les expériences faites sur ce sujet ont été exécutées surtout en imprimant aux corps un mouvement de rotation obtenu à l'aide d'une sorte de manège. D'après les auteurs eux-mêmes, les méthodes employées ne donnent que des résultats incomplets à cause de l'entraînement de l'air, de la force centrifuge, etc. De plus, la vitesse qu'on peut atteindre ainsi est fort limitée. Nous avons pensé que la Tour Eiffel offrait des conditions particulièrement avantageuses pour étudier plus complètement cette intéressante question et pour aborder directement l'étude du mouvement rectiligne.
Principe de la méthode
Quand un corps sa déplace dans l'air, il éprouve de la part de celui-ci une résistance qui s'accroît en même temps que la vitesse du mouvement. Supposons que ce corps soit sollicité par une force constante, comme il l'est, par exemple, par son propre poids, quand on l'abandonne en chute libre. Si, au lieu d'être plongé dans l'air, il était dans la vide, sa vitesse, nulle au départ, irait constamment en croissant et son mouvement s'accélérerait indéfiniment. S'il est plongé dans l'air, il n'en sera pas de même. A mesure que la vitesse du mobile croîtra, il éprouvera une résistance elle-même croissante, de sorte que son mouvement cessera de s'accélérer et deviendra uniforme précisément quand la résistance de l'air équilibrera exactement l'effet de la pesanteur sur le corps.
Si l'on mesure, d'une part, la vitesse V du corps au moment où son mouvement devient uniforme, et d'autre part son poids P, on saura que l'effort exercé par l'air sur le corps animé de la vitesse V est précisément P.
En augmentant le poids du corps, sans modifier sa surface, par l'addition d'un lest convenable, on augmentera en même temps la vitesse V du mouvement uniforme limite, de sorte que la comparaison des diverses valeurs de P avec les voleurs correspondantes de V permettra de découvrir la loi de variation de la résistance en fonction de la vitesse.
Pour mettre cette méthode en pratique, l'appareil employé repose sur le principe suivant :
Imaginons un fil fin de grande longueur subdivisé en sections égales, de 20 m par exemple. Attachons légèrement à des points de suspension les subdivisions des sections consécutives, en laissant pendre entre ces points les différents tronçons successifs de 20 m. Supposons qu'aux points de suspension se trouvent des contacts électriques susceptibles de fonctionner sous l'influence d'une très légère traction du fil et réunis à un stylet enregistreur adapté à un cylindre tournant suivant la disposition bien connue. Laissons tomber le corps pesant situé à l'extrémité libre du fil.
L'instant du départ sera enregistré sur le cylindre par le premier contact. Dès que le corps, en tombant, aura parcouru 20 m, il aura entraîné avec lui le premier tronçon de fil qui se sera développé verticalement en suivant le corps; le deuxième contact fonctionnera à son tour, et ainsi de suite. Si l'on annexe au cylindre un diapason enregistreur faisant, par exemple, 100 vibrations par seconde, le graphique tracé sur le cylindre indiquera, en centièmes de seconde, au bout de quels intervalles de temps le corps a parcouru 20, 40, 60 m. Aussitot que le mouvement sera devenu uniforme, on s'en apercevra sur le graphique par ce fait que les contacts successifs fonctionneront à des intervalles de temps équidistants. Ces intervalles étant mesurée en centièmes de seconde, par les sinuosités de la courbe du diapason, on aura immédiatement la vitesse uniforme du mobile.
Disposition pratique de l'appareil
Voici une description de l’appareil de chute, description faite par Gustave Eiffel lui-même.
L’appareil portant la plaque d’essai tombait en chute libre, et guidé par un câble vertical d’une longueur de 115 mètres, en donnant des vitesses allant jusqu’à 40 mètres par seconde. Il consiste essentiellement en une masse pesante poussant la plaque devant elle, par l’intermédiaire de deux ressorts tarés. Leur action est antagoniste de la résistance de l’air, de sorte que le déplacement, par rapport au reste de l’appareil, de la partie mobile portant la surface permet d’évaluer la tension des ressorts, d’où l’on déduit la résistance elle-même. Dans ce but, un diapason faisant 100 vibrations par seconde, mis en mouvement au début de la chute et solidaire de la partie mobile, est muni d’un stylet qui peut se déplacer le long d’une génératrice d’un cylindre vertical porté par le bâti de l’appareil. Ce cylindre, couvert d’un papier noirci à la fumée, tourne avec une vitesse proportionnelle à la vitesse de chute, grâce à un galet muni de fines dentelures qui roule le long du câble sur lequel il est énergiquement pressé. En même temps, les vibrations du diapason inscrivent sur le cylindre le temps écoulé depuis l’origine de la chute. Comme d’autre part les abscisses sont proportionnelles aux espaces parcourus dans la chute, le diagramme fournit, par une seule et même courbe et à un moment quelconque de la chute, les trois quantités qui nous intéressent : la force, par la mesure des ordonnées représentant la tension des ressorts, l’espace parcouru, par la lecture des abscisses et enfin le temps, par le comptage des vibrations, d’où l’on déduit à chaque instant la vitesse et la résistance.
En pratique, il serait impossible de laisser flottants dans l'espace les tronçons successifs du fil, qui par l'effet des courants d'air s'enchevêtreraient les uns dans les autres. On a évité cet inconvénient par l'artifice suivant.
Chaque section du fil est enroulée sur un cône de bois C1, C2, C3, (Voir fig. 220) fixé verticalement, la pointe tournée en bas. On conçoit que le fil entraîné par la chute du mobile le suit avec la plus grande facilité; à cause de leur forme conique, ces bobines, bien qu'immobiles, permettant à ce fil de se dérouler, pour ainsi dire, sans frottement. On a du reste évalué par une mesure directe, comme on le verra plus loin, le retard qui peut provenir d'une résistance au déroulement du fil
Le laboratoire du 2e étage de la tour Eiffel
Les contacts électriques destinés à enregistrer chaque parcours de 20 m sont formés de deux lames métalliques LL' isolées en 1 par un morceau d'ébonite et dont les extrémités se touchent par l'intermédiaire de contacts en platine. Cette sorte de pince est traversée par un courant électrique qui va animer la plume de l'enregistreur et qui est interrompu lorsque les deux branches s'écartent. En passant d'un cône C1, au suivant C2 il est engagé dans l'intervalle libre que laissent entre elles les deux branches de chaque pince, immédiatement au-dessus du contact en platine. Quand le cône C, est déroulé, le fil fixé au mobile écarte un instant les branches de 1a pince et ouvre le courant qui se rétablit aussitôt. C'est alors que la plume de l'enregistreur laisse une trace sur le cylindre tournant. Puis le cône C2, se déroule à son tour; la seconde pince s'ouvre après un nouveau parcours de 20 m, et ainsi de suite. Les lames LL' qui constituent chaque pince étant très souples, la résistance qu'elles opposent à l'écartement par le passage du fil est extrêmement faible. Dans des essais faits pour évaluer cette résistance, un poids de 2 g tombant de la hauteur de 10 cm a suffi pour écarter ces lames. Un calcul très simple permet de s'assurer que cet effort retarderait de moins de 1 mm la chute d'un poids de 1 kg après un parcours de 20 m.
Pour évaluer la double résistance pouvant provenir du déroulement du fil, de son frottement dans l'air et des autres résistances passives, plusieurs méthodes ont été employées :
l° On a laissé tomber une flèche cylindrique de bois lestée à sa partie iuférieure par une masse métallique terminée en pointe effilée. A cause de sa faible section et de sa forme allongée, cette flèche ne doit éprouver par elle-même qu'une minime résistance de la part de l'air. Elle doit prendre, par suite, un mouvement de chute peu différent de celui qu'elle aurait dans le vide. Cette dernière conclusion s'applique encore, si les résistances possibles dues au fil entraîné sont négligeables. Or, dans plusieurs expériences très concordantes, on a trouvé que la durée totale de la chute de cette flèche ne diffère pas de celle de la chute théorique dans le vide de plus de 20 / 1 000e de sa valeur.
Schéma de l'appareil pour mesurer la chute des corps
2° Un second moyen de vérification a consisté à laisser tomber le mobile entièrement libre et non attaché au fil. L'instant de son départ est enregistré par la plume électrique dont le circuit est interrompu par la chute même du corps au moment où il se met en mouvement. En arrivant au sol, ce mobile vient frapper un panneau en bois soutenu par des ressorts et que traverse un courant qui anime la plume de l'enregistreur. Au moment du choc, le panneau cède et le courant est interrompu, de sorte que l'instant précis de l'arrivée est enregistré aussi bien que celui du départ. En comparant la durée totale de chute libre ainsi obtenue à celle que donne le même mobile attaché au fil et faisant fonctionner les pinces, la différence de ces durées représente la somme des retards que subit ce mobile de la part des résistances passives dues à l'appareil. Dans deux expériences consécutives faites avec un cylindre de cuivre du poids de 2 080 g, on a trouvé que la différence des durées de chute de ce cylindre, lorsqu'il est attache au fil et lorsqu'il est entièrement libre, est de 0,04 seconde une durée tolale de chute de 5 secondes. Le retard dû à l'entraînement du fil est donc inférieur à 1 %.
L'appareil a permis da vérifier que la résistance opposée par l'air à des plans d'égale surface, se mouvant dans une direction normale à ces plans, est indépendante de leur forme. Pour des surfaces circulaires, carrées, triangulaires, on a trouvé des durées de chute égales, comme on peut le vérifier sur la figure 321, tracés 3 et 4. Cette figure est la réduction au quart des graphiques réels. La courbe du diapason est tracée en supposant qu'il exécute 25 vibrations par seconde.
On a vérifié également que la résistance éprouvée par un plan en marche dans l'air est proportionnelle à sa surface. Deux plans carrés dont les surfaces étaient entre elles comme 1 et 2 ont été lestés par des poids qui étaient dans le même rapport. Les durées de chute ont été respectivement 6,92 secondes et 6,96 secondes, nombres à peu près identiques et d'après lesquels il y a lieu d'admettre la proportionnalité.
Les plus nombreuses expériences ont porté sur l'évaluation en kilogrammes, par mètre carré, de la résistance opposée par l'air à une surface plane en mouvement et sur la recherche de la loi de variation de cette résistance en fonction de la vitesse. On a vu plus haut comment on peut obtenir cette loi par l'évaluation du poids du mobile et par la mesure de sa vitesse quand son mouvement de chute est devenu uniforme. Dans toutes les expériences dont il s'agit, le lest des surfaces employées a été réglé de manière à obtenir l'uniformité du mouvement après un parcours compris entre 60 et 100 m.
On sait qu'on admet généralement que la résistance de l'air est proportionnelle à la surface et au carré de la vitesse du corps en mouvement, du moins pour des vitesses modérées comme celles dont il est question ici. La formule exprimant celle loi est : P = R S V2.
P étant la pression de l'air sur le corps, S sa surface, et V sa vitesse. Les ingénieurs adoptent généralement pour constante R la valeur 0,12248, P étant exprimé en kilogrammes par mètre carré, S en mètres carrés et V en mètres par seconde. Si cette formule est exacte, la valeur de R calculée d'après elle, à l'aide d'une série de valeurs correspondantes de P et de V, pour des plans de même surface S, doit toujours être, la même pour des vitesses différentes. Les expériences faites à la Tour Eiffel ont donné pour les valeurs de R ainsi calculées des nombres assez voisins les uns des autres pour qu'il y ait lieu d'admettre l'exactitude de la formule au point de vue pratique pour des vitesses allant jusqu'à 25 m par seconde.
Mais la valeur numérique de R ainsi obtenue est très différente de celle adoptée jusqu'ici. Les diverses valeurs trouvées pour R oscillent entre 0,069 et 0,071. La valeur moyenne à admettre est donc 0,070.
La détermination de ce coefficient, dont la valeur 0,07 est très différente du nombre 0,125 admis par les formules courantes et qui réduit la pression du vent à 57% de celle qu'on adoptait généralement, a fait aussi l'objet des recherches de Mr Langley (Experiments in aerodynamics) et que relatent les Comptes rendus de la Société de physique (mars 1892). Ces expériences ont été faites à l'aide d'un manège de 9 m de rayon au bout duquel avait été fixé un fléau mobile dans tous les sens autour de son centre, au moyen d'une suspension de Cardan et permettant de mesurer en grandeur et en direction la pression agissant sur un plan. Ce plan lui-même pouvait, dans le sens de sa longueur, être placé dans une direction parallèle ou oblique à la direction du mouvement. Pour un plan carré de 505 mm de côté et des vitesses variant entre 5 m et 11 m, on a vérifié la formule générale précédente. Cette formule est pour les plans normaux très peu différente de celle trouvée par MM. Cailletet et Colardeau, laquelle donne des résultats un peu plus forts.
Evolution de l'appareil
Soufflerie Gustave Eiffel
Malheureusement ce laboratoire n'était pas assez efficace, et les techniques s'améliorant il conçu une soufflerie pour tester les matériaux dans des conditions plus proches de la réalité. Cette soufflerie lui permit d'améliorer ses connaissances sur les propriétés des matériaux face aux vents. Il exécuta ainsi plus de 5 000 tests sur la résistance à l'air des ailes et des hélices, permettant aux ingénieurs de l'aviation de concevoir les profils des ailes d'avion qui seront construits les années suivants l'érection de la tour. La soufflerie était en fonctionnement d'août 1909 à décembre 1911. A partir de 1912 elle a été déplacé à Auteuil, rue Boileau, la municipalité de Paris jugeant le bâtiment inesthétique. Ce nouveau laboratoire était équipé de deux turbines (1 et 2 mètres). Celle de 1m a été démonté en 1933, mais l'autre... est toujours en fonction !
Conclusion
En ce qui concerne la chute des corps et la résistance de l'air, la tour Eiffel a été d'une grande utilité. C'est à partir du laboratoire qu'Eiffel a fait installé au 2e étage que Mr Louis Callet, membre de l'Institut, et Mr R. Colardeau, ont fait d'intéressantes expériences dont les comptes-rendus ont été livrés dans "Les comptes rendus de l'Académie des sciences" (1892) et "La Nature" (9 juillet 1892), puis dans "Les Comptes rendus de la Société de Physique" du 4 novembre 1892. Dans le lien ci-dessous vous avez le compte-rendu complet de ces expériences, tel qu'il avait été écrit à l'époque.
Voir aussi :