Il n'y a jamais eu plus de 250 hommes sur le chantier de la tour Eiffel. L'organisation était très stricte. Ce document vous liste les différents éléments sociaux concernant la construction de la tour Eiffel.
Membres du personnel
Ce personnel comprenait, en outre de M. E. Nouguier, ingénieur des travaux, et de M. Compagnon, chef de service :
- Pour les bureaux, un caissier comptable (M. Balans), un pointeur, deux employés de bureau et un magasinier, soit cinq personnes;
- Pour la conduite du chantier, le chef de chantier (M. Milon), quatre chefs de pile, un chef riveur, un chef charpentier, un chef bardeur et un chef forgeron, soit neuf personnes ;
- Pour le montage des piles, quatre équipes distinctes formées, pour la partie du travail du sol au deuxième étage, par un sous-chef d'équipe, deux charpentiers, six monteurs, sept manœuvres, un mousse, quatre équipes de riveurs, de quatre hommes chacune et composées du riveur, du frappeur, du teneur de tas et du mousse chauffeur (voir fig. 124), soit cent trente-deux hommes;
- Pour les échafaudages, un chef charpentier, un chef d'équipe de levage, un chef d'équipe de tailiage, huit charpentiers au taillage, six au levage, quatre manœuvres au bardage des bois, soit vingt et un hommes;
- Pour le bardage des fers, un chef d'équipe et sept manœuvres, soit huit hommes;
- Pour la forge, deux forgerons et leurs frappeurs, soit quatre hommes;
- Pour le magasin et le gardiennage, deux manœuvres, trois gardiens de jour, deux de nuit et deux mousses, soit neuf hommes.
Jusqu'au premier étage, la composition normale du chantier était ainsi de cent quatre-vingt-trois hommes, en dehors du service de bureau, et a été maintenue avec quelques variations, suivant les besoins du chantier.
A partir du premier étage, les quatre équipes des piles continuèrent à fonctionner comme précédemment.
L'équipe de bardage, par suite du fonctionnement du monte-charges du premier étage, se trouva augmentée de : un mécanicien, un monteur à chaque treuil, et, au sol, un amarreur.
A chaque installation de monte-charges, l'équipe d'approvisionnement s'augmenta du même nombre d'hommes.
Après l'achèvement des échafaudages, on forma une nouvelle équipe qui, sous la direction du chef charpentier devenu disponible, commença le montage de la galerie du premier étage; aussitôt que les poutres du deuxième étage furent assemblées et les boites à sable enlevées, une partie de cette équipe démolit les échafaudages.
Au-dessus du deuxième étage, quand le nombre des grues en service se réduisit à deux, deux équipes devinrent disponibles.
Une équipe de riveurs
L'un des deux chefs d'équipe avec six charpentiers fut essentiellement affecté à l'installation des échafaudages de riveurs, dont l'importance était très grande et qui étaient complètement distincts de ceux des monteurs. Ces derniers devançaient toujours ceux des riveurs de la hauteur d'un panneau et avaient besoin d'appuis moins nombreux et moins solides. L'échafaudage de riveurs était, au contraire, un plancher continu entourant les arbalétriers extérieurs et couvrant tout l'espace intérieur; il était muni de garde-corps, et les hommes pouvaient se mouvoir sans crainte, sur cette vaste plate-forme, comme s'ils eussent été sur le sol même.
A chaque panneau, ce plancher devait être relevé. Le relevage se faisait avec les grues et, autant que possible, à l'heure des repas.
Le second chef d'équipe resté disponible démonta les deux grues devenues inutiles et, aussitôt ce travail terminé, il commença le montage des arcs décoratifs.
Rémunérations du personnel
Grace à Gustave Eiffel et son livre, 'La tour de 300m', où il explique toute la de sa tour dans le détail, nous avons de précieux chiffres sur les salaires pratiqués à cette époque dans la classe ouvrière. A noter qu'Eiffel considérait qu'il les payait volontairement au-dessus du tarif moyen pratiqué sur les autres chantiers.
On le devine, les salaires étaient vraiment différents en fonction des postes occupés. Curieusement il traite comme un seul salaire l'équipe de 3 employés. Il termine avec ce petit récapitulatif des coûts salariaux rapporté au chantier, une démarche purement patronale.
- Chef de service : 400 francs par mois
- Chef de chantier : 340 francs par mois
- Caissier : 300 francs par mois
- Pointeur : 275 francs par mois
- Trois employés : 575 francs par mois
- Total : 1 800 francs par mois
Ce qui, pour vingt-cinq mois, donne la somme de 47 250 francs. Cette somme doit être augmentée de 25 000 francs pour gratifications diverses, y compris celle de 3 000 francs remise aux ouvriers à la fin du chantier, soit un total de 72 250 francs.
Prix des heures de travail
D'après ce qui a été dit dans la partie "Grève", le prix des heures de travail a varié suivant les différentes périodes. Ces prix sont résumés dans le tableau suivant :
La durée du travail, que l'on prolongeait autant que le permettait la saison, était de douze heures pendant les mois de juin, juillet, août et septembre ; de onze heures en mai et octobre ; de dix heures en mars et avril ; de neuf heures en novembre, décembre, janvier et février. Exceptionnellement, en mai 1889, on a travaillé treize heures.
Tableau des heures de travail
Le tableau ci-dessous résume, pour chaque période, le nombre d'heures de travail et le nombre de journées par catégorie d'ouvriers. Ces chiffres résultent du dépouillement des rapports qui étaient adressés chaque jour par le chef de service du chantier.
Organisation quotidienne
Temps de montée aux postes de travail
Une des particularités du chantier de la tour Eiffel était sa verticalité. Les ouvriers devaient se rendrent sur leurs postes de travail à pieds, par les escaliers, ce qui engendrait une fatigue pas si importante que ça, finalement. Les temps de montée et de descente étaient pris sur la journée de travail, ils étaient approximativement, pour un ouvrier normalement constitué, de :
- Première plate-forme : 6 minutes (56 m, 317 marches)
- Seconde plate-forme : 21 minutes (115 m, 674 marches)
- Plate-forme intermédiaire : 26 minutes (194 m, 1130 marches)
- Troisième plate-forme : 30 minutes (277 m, 1585 marches)
- Sommet : 33 minutes (299 m, 1710 marches)
Ces chiffres sont empiriques, ils ont été mesuré sur place, à cette époque, pour des ouvriers montant quotidiennement à leurs postes de travail. On constate qu'ils sont particulièrement faibles, les temps de montée sont beaucoup plus rapides que ceux des visiteurs de nos jours. Nul doute que les ouvriers avaient un grand entrainement, ils avaient probablement une grande force dans les jambes.
Sécurité et risques particuliers
Lors du lancement du chantier Gustave Eiffel insista énormément sur la sécurité. Il faut dire que l'un des principaux griefs faits à la tour était celui du nombre de morts lors de sa construction. C'est pour ça qu'il minimisa au maximum les risques, et il faut bien le dire : Il n'y eu pas un seul mort à déplorer. Le seul qui y perdit la vie était un jeune ouvrier qui, alors que la fin de la journée avait été sonnée, prit un risque inconsidéré, sur une poutrelle dangeureuse. Mais cet accident, tout autant tragique qu'il soit, ne peut pas être imputé à la construction.
Les risques du chantier étaient multiples. Le plus grand était la chute dans le vide, mortelle à coup sûr. Pour éviter ça, les chefs d'équipe installaient, autant que se soit possible, des garde-corps sur la plate-forme où était installés les ouvriers. Au sol les madriers temporaires étaient posés sur les entretoises horizontales et fixés ensembles, de façon à ce qu'il n'y ai pas de jour qui puisse se formant entre deux madriers. On les avait munies de rebords saillants pour éviter la chute d'objets roulant sur les madriers.
Un autre risque était la chute d'objets. Pour le limiter les outils étaient fixés sur une sangle attachée à l'ouvrier lui-même. Il était d'ailleurs interdit d'amener sur le chantier des effets personnels qui auraient pu mettre en danger qui que se soit.
Enfin les chefs d'équipe étaient à l'affut des humeurs des ouvriers. Ensemble pendant une grande partie de la journée il était indispensable qu'ils s'entendent et s'apprécient. Si ce n'était pas le cas, et vu qu'on ne pouvait pas rendre l'entente obligatoire, ils surveillaient les éventuelles dérives : Il ne fallait pas qu'ils puissent se disputer, voire en arriver au main. D'ailleurs c'était une règle importante : Nul n'avait le droit de se disputer avec un collègue sous peine de licenciement immédiat. C'était aussi le cas pour toute personne prise de boisson : Licenciement assuré, sur-le-champs !
Cantine
Lorsque la première plate-forme fut complètement terminée, on y installa une cantine pour le déjeuner des ouvriers.
Pour engager les ouvriers à y prendre leurs repas, la qualité des vivres était très surveillée. Les prix étaient diminués de 20 % sur les prix ordinaires ; cette différence était remboursée au cantinier par les bureaux du chantier. Cette dépense supplémentaire, dont le chantier prenait la charge, était compensée par la suppression de la perte de temps due à la descente et à la montée des ouvriers, et par celle de la fatigue qu'elles leur occasionnaient.
La vente des alcools autres que l'eau-de-vie et le rhum y était défendue, et de nos jours on se demande bien pourquoi ces deux alcools étaient autorisés, alors que la prévention de l'alcoolisme était une attention de tous les instants. L'installation d'une cantine au milieu du chantier aurait été une grosse imprudence, si on avait toléré que les hommes pussent y aller boire pendant le travail, l'excès de boisson étant, en effet, la cause de la plupart des accidents.
Cette cantine fut réinstallée au deuxième étage lorsque le plancher de cette plate-forme fut achevé. Avec ces interdictions, la cantine eut de très bons résultats : elle permettait aux ouvriers de se reposer et de manger tranquillement pendant une heure, tout en ayant une alimentation saine et économique. Tous en profitèrent, et jamais il n'y a eut lieu d'intervenir pour assurer le bon ordre. D'ailleurs les éventuels perturbateurs étaient certains d'un renvoi immédiat en cas de disputes. Il faut dire qu'à l'époque, il était simple de licencier quelqu'un.
Mouvements sociaux
Le chantier de la tour Eiffel était assez exemplaire dans son organisation, mais il n'a pas empêché, malgré les conditions de travail et de sécurité plutôt bonne, d'être sujet à un important mouvement de grève qui eu lieu le 19 septembre 1888.
Lors de l'inauguration du premier étage, qui fut célébrée par un grand repas pris en commun, Gustave Eiffel annonça qu'il prenait à sa charge la retenue de 2 % qui, jusqu'alors, leur avait été faite sur leurs salaires pour payer l'assurance en cas d'accidents. Mais cet encouragement, accueilli d'abord avec empressement, ne leur suffit pas, et, à partir du premier étage, les ouvriers manifestèrent à plusieurs reprises le désir d'une augmentation des prix de journées jusque-là pratiqués.
Cette augmentation n'était certainement pas motivée par la difficulté plus grande du travail ni par des manœuvres rendues plus périlleuses par l'augmentation de la hauteur. Les risques professionnels restaient les mêmes; qu'une chute se produisît de 40 mètres ou de 300 mètres, le résultat est semblable : c'est la mort assurée.
Le vertige, qui pour le vrai monteur n'existe pas, est, dans tous les cas, dû à la sensation et à l'attraction du vide. Il était surtout sensible du sol au deuxième étage, dans les parties inclinées vers l'intérieur, où il n'y a rien pour arrêter la vue, et ne l'était plus à partir du deuxième étage, où l'œil rencontre toujours un réseau de pièces de fer s'entrecroisant. Quant à cette hauteur de 120 mètres elle-même, elle était loin d'être inusitée. La plupart des mêmes hommes avaient déjà affronté ces hauteurs dans des conditions plus périlleuses qu'à la Tour, par exemple dans les chantiers des ponts de Garabit et de la Tardes, sans qu'il se produisent de difficultés.
Néanmoins, les ouvriers cessèrent le travail le 19 septembre, et une délégation alla rencontrer Eiffel. Après diverses entrevues et un arrêt du chantier qui dura trois jours, il fut convenu que le prix de l'heure de chaque catégorie d'ouvriers serait, à partir de fin août, augmenté progressivement de 0,05 francs pour chaque mois jusqu'à concurrence de 0,20 francs, au maximum. Le travail reprit sans incident; mais, quand on fut arrivé à l'étage intermédiaire, le 20 décembre, c'est-à-dire à l'époque où l'augmentation progressive et mensuelle prévue par l'accord du 21 septembre allait atteindre son maximum, de nouvelles réclamations se produisirent, et une nouvelle grève eut lieu.
Eiffel estimait à ce moment que, si il faisait encore une concession, il donnerait l'impression que les ouvriers étaient indispensables à la bonne marche du chantier : des difficultés sans cesse renouvelées ne pourraient manquer de se produire par la suite sous un prétexte quelconque, au grand détriment de la discipline et du travail . Bien plus, l'achèvement de l'œuvre elle-même risquerait d'être compromis. C'est ce qu'il exposa clairement aux ouvriers, en leur déclarant qu'il repoussait formellement toute augmentation nouvelle. Pour leur montrer qu'il étais guidé bien moins par des préoccupations d'argent que par la volonté du succès de l'œuvre commencée, il promit qu'une somme de 100 francs serait allouée à titre de gratification à tous les monteurs qui continueraient le travail jusqu'à la pose du drapeau. Il déclara, en outre, que tous ceux qui ne seraient pas présents le lendemain à midi, seraient renvoyés et remplacés par de nouveaux monteurs.
La presque totalité, convaincue de sa ferme résolution, accepta, et quelques hommes, environ quatre par équipe, durent être remplacés par de nouveaux venus, qui montèrent de suite à 200 mètres, et qui, au bout d'une demi-journée, pouvaient faire le même service que les anciens. On acquit ainsi la preuve que avec de bonnes installations, un bon monteur peut, sans éprouver de malaise, travailler à n'importe quelle hauteur.
Quant aux meneurs, qu'il avais déclaré n'avoir pas l'intention de renvoyer, mais se réserver de les employer à d'autres travaux plus faciles, je les plaçai dans les équipes qui faisaient le montage des arcades du premier étage, en leur interdisant, sous peine de renvoi, de monter au-dessus du premier étage. Cette mesure les froissa beaucoup plus qu'un renvoi, ils furent nommés ironiquement par leurs camarades les indispensables, et, peu de temps après, ils se firent régler. Cette anecdote marque bien son époque : De nos jours un tel traitement n'est plus considéré comme infamant.
Sauf ces deux incidents, qui furent vite et heureusement apaisés, Eiffel n'eut aucune difficultés particulières avec ses ouvriers, qu'il considérait comme pleins des qualités exceptionnelles d'énergie et d'endurance aux intempéries nécessaires à ce travail.
Voir aussi :