Une tour métallique de 300m de haut ? En plein Paris, ville-lumière, magnifiée dans le Monde entier pour la beauté de son architecture ? Quelle drôle d'idée que de vouloir enlaidir la capitale de la France par un énorme pylone inesthétique, voyant, industriel ? Tel est, en fin de compte, l'avis de bon nombre d'artistes français qui s'exprimèrent dès le début des travaux. Ils n'avaient pas forcément tort car si on se met à leurs places, que dirait-on de nos jours si un projet identique venait à voir le jour en plein Paris ? Nul doute que les polémiques seraient, au minimum, aussi criantes que ce qu'elles étaient à l'époque. Par contre, la façon de s'exprimer entre la fin du XIXe siècle et nos jours seraient bien différentes.
Les 47 artistes contre Alphand et Eiffel
Voici ci-dessous reproduit la lettre ouverte adressée à M. Alphand, commissaire de l'Exposition universelle de 1889, par les artistes contre la tour Eiffel. Cette lettre a été publié dans le journal "Le Temps" le 14 février 1887. Elles est signées de 47 personnes dont Emile Zola, Alexandre Dumas fils, Guy de Maupassant, etc. Une liste plus complète se trouve en pieds de lettre.
Si cette lettre a officiellement ouvert les hostilités entre les deux parties, elles ne se sont pas finies par les réponses des deux personnes visées. Les artistes ont écrits, durant les années suivantes, quelques poèmes et un peu de prose visant à prouver que construire cette tour était une erreur. La deuxième partie de cette page donne le texte de ces poèmes et des explications.
La lettre de protestation
Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, jusqu'ici intacte, de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l’histoire français menacés, contre l'érection, en plein coeur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de « Tour de Babel ». Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, du milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les plus nobles monuments que le genre humain ait enfantés. L'âme de la France, créatrice de chefs-d'oeuvre, resplendit parmi cette floraison auguste de pierres. L'Italie, l'Allemagne, les Flandres, si fières à juste titre de leur héritage artistique, ne possèdent rien qui soit comparable au nôtre, et de tous les coins de l'univers Paris attire les curiosités et les admirations.
Allons-nous donc laisser profaner tout cela ? La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? Car la Tour Eiffel, dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait pas, c’est, n’en doutez point, le déshonneur de Paris. Chacun le sent, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, et nous ne sommes qu’un faible écho de l’opinion universelle, si légitimement alarmée.
Enfin lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils s’écrieront, étonnés : « Quoi ? C'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vanté ? » Et ils auront raison de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget, de Rude, de Barye, etc., sera devenu le Paris de M. Eiffel.
II suffit d'ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu'une gigantesque cheminée d'usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, nous verrons s'allonger comme une tache d'encre l'ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée...
C'est à vous, Monsieur et cher compatriote, à vous qui aimez tant Paris, qui l'avez tant embelli, qui l’avez tant de fois protégé contre les dévastations administratives et le vandalisme des entreprises industrielles, qu'appartient l'honneur de le défendre une fois de plus. Nous nous remettons à vous du soin de plaider la cause de Paris, sachant que vous y déploierez toute l’énergie, toute l’éloquence que doit inspirer à un artiste tel que vous l’amour de ce qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste... Et si notre cri d'alarme n'est pas entendu, si nos raisons ne sont pas écoutées, si Paris s'obstine dans l'idée de déshonorer Paris, nous aurons, du moins, vous et nous, fait entendre une protestation qui honore.
Cette lettre est signée le 14 février 1887 par 47 personness, dont (par ordre alphabétique) : Léon Bonnat, William Bouguereau, François Coppée, Daumais, Alexandre Dumas fils, Gérôme, Charles Garnier, Charles Gounod, Eugène Guillaume, Joris-Karl Huysmans, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant, Ernest Meissonier, Édouard Pailleron, Victorien Sardou, Sully-Prudhomme, Joseph Vaudremer, Émile Zola, etc.
La réponse de Mr Alphand
La réponse de Mr Alphand est claire, elle présente une fin de non-recevoir aux artistes. En voici le texte, avec une explication un peu plus courte. A noter que Gustave Eiffel a lui aussi répondu à ses détracteurs, sa lettre est égalemetn publié sur cette page.
Messieurs Victorien Sardou, Alexandre Dumas, François Coppée et vous tous qui avez délivré ce message chargé d'un fort ressentiment et d'une grande crainte de ce monstre d'acier, considérez-vous que cette géante métallique imposerait le déshonneur de Paris aux yeux du monde ? Vous me parlez d'une « tour de Babel », mais il ne s'agit point d'un quelconque monument destiné à grimper jusqu'au haut des cieux, mais d'une oeuvre architecturale destinée à imposer Paris aux yeux de la France, si ce n'est aux yeux du monde. Vous me dites que la commerciale Amérique n'a pas désiré un tel ouvrage ? Et bien qu'il en soit ainsi, laissons aux sots ce qu'ils méritent : un paysage désespérément vide de tout objet apportant un tant soit peu d'intérêt pour leur morne pays : laissons ce triste pays dans l'état où il se trouve, ce qui implique un manque d'originalité et de modernité flagrant. Cette tour sera certes « boulonnée » mais apprenez, ô vous qui me lisez, que tout objet décrit comme solide contient du métal, ainsi apprenez que le bois brûle et se brise, et que la pierre s'effrite au fil des âges, nous construisons, Messieurs, le souvenir de cette époque livrée aux futures générations, lorsque vos maisons et vos immeubles seront détruits par la course irréductible du temps, se dressera alors ce fier symbole qui démontrera sa solidité, et ainsi celle de Paris, aux yeux de l'univers.
C'est également pour prouver la grandeur de la France que nous bâtissons cette tour « vertigineusement ridicule » car qui osera bafouer l'honneur de Paris, la ville possédant le bâtiment le plus grand jamais construit ? Oui, certes, j'aime Paris, j'aime ses foules, ses marchés, ses monuments. J'aime tout en Paris et je donnerais tout pour elle, j'ai certes embelli Paris mais cette oeuvre monumentale, aux dimensions dantesques, sera le clou de cette exposition universelle, elle sera mon chef d'oeuvre. Vous décrivez mon amour de ce qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste ; mais alors, pourquoi ces clameurs ? Pourquoi ces cris ? Cette fougue ? Cette oeuvre est créée pour démontrer qu'il n'y a pas plus belle cité que Paris ; par sa taille, cette tour fera résonner Paris jusqu'en Orient, à travers les steppes glacées, les plaines brûlantes du désert, à travers vents et marées, le monde entier retiendra son souffle lors de la découverte de cette tour gigantesque ; tous seront ébahis par la prouesse de Paris.
Enfin, pour la plus grande gloire de Paris ; et donc de la France, ceux qui auront le courage d’oser grimper au sommet de cette titanesque dame d'acier découvriront alors un paysage à nul autre pareil, ils pourront alors admirer notre somptueuse cité dans tout son éclat, la découvrant d'un point à un autre avec son éclatante beauté qui étonnera toujours les foules. Voilà pourquoi, chers confrères de l'esthétisme, je m'acharne à faire aboutir ce projet de titan qui a besoin des efforts de tous, mais surtout, de l'accord de tous. Notre geste ne peut être critiqué, mais doit être encouragé, notre projet doit être placé dans l'admiration de tous les bons français.
Nous construisons l'avenir.
Nous construisons la nouvelle cité de Paris.
Nous construisons la tour Eiffel.
La réponse de Mr Eiffel
La réponse de Gustave Eiffel est parvenue sous la forme d'un article paru dans "Le Monde", la même année.
Quels sont les motifs que donnent les artistes pour protester contre l'érection de la tour ? Qu'elle est inutile et monstrueuse ! Nous parlerons de l'inutilité tout à l'heure. Ne nous occupons pour le moment que du mérite esthétique sur lequel les artistes sont plus particulièrement compétents. Je voudrais bien savoir sur quoi ils fondent leur jugement. Car, remarquez-le, monsieur, cette tour, personne ne l'a vue et personne, avant qu'elle ne soit construite, ne pourrait dire ce qu'elle sera. On ne la connaît jusqu'à présent que par un simple dessin géométral ; mais quoiqu'il ait été tiré à des centaines de mille d'exemplaires, est-il permis d'apprécier avec compétence l'effet général artistique d'un monument d'après un simple dessin, quand ce monument sort tellement des dimensions déjà pratiquées et des formes déjà connues ?
Et, si la tour, quand elle sera construite, était regardée comme une chose belle et intéressante, les artistes ne regretteraient-ils pas d'être partis si vite et si légèrement en campagne ? Qu'ils attendent donc de l'avoir vue pour s'en faire une juste idée et pouvoir la juger. Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je crois, pour ma part, que la tour aura sa beauté propre. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu'en même temps que nous faisons solide et durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l'harmonie ? Le premier principe de l'esthétique architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour ? De la résistance au vent. Eh bien ! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice. La tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas.
La protestation dit que la tour va écraser de sa grosse masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments. Que de choses à la fois ! Cela fait sourire, vraiment. Quand on veut admirer Notre-Dame, on va la voir du parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle le curieux placé sur le parvis Notre-Dame, qui ne la verra pas ? C'est d'ailleurs une des idées les plus fausses, quoique des plus répandues, même parmi les artistes, que celle qui consiste à croire qu'un édifice élevé écrase les constructions environnantes. Regardez si l'Opéra ne paraît pas plus écrasé par les maisons du voisinage qu'il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point de l'Étoile, et, parce que l'Arc de triomphe est grand, les maisons de la place ne vous en paraîtront pas plus petites. Au contraire, les maisons ont bien l'air d'avoir la hauteur qu'elles ont réellement, c’est-à-dire à peu près quinze mètres, et il faut un effort de l'esprit pour se persuader que l'Arc de triomphe en mesure quarante-cinq, c’est-à-dire trois fois plus.
Reste la question d'utilité. Ici, puisque nous quittons le domaine artistique, il me sera bien permis d'opposer à l'opinion des artistes celle du public. Je ne crois point faire preuve de vanité en disant que jamais projet n'a été plus populaire ; j'ai tous les jours la preuve qu'il n'y a pas dans Paris de gens, si humbles qu'ils soient, qui ne le connaissent et ne s'y intéressent. À l'étranger même, quand il m'arrive de voyager, je suis étonné du retentissement qu'il a eu. Quant aux savants, les vrais juges de la question d'utilité, je puis dire qu'ils sont unanimes. Non seulement la tour promet d'intéressantes observations pour l'astronomie, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l'art des ingénieurs. C'est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l'on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise.
N'est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs ? La protestation gratifie la tour d’ « odieuse colonne de tôle boulonnée ». Je n’ai point vu ce ton de dédain sans en être irrité. Il y a parmi les signataires des hommes que j’admire et que j’estime. Il y en a d’autres qui sont connus pour peindre de jolies petites femmes se mettant une fleur au corsage ou pour avoir tourné spirituellement quelques couplets de vaudeville. Eh bien, franchement, je crois que toute la France n’est pas là-dedans. M. de Voguë, dans un récent article de la Revue des Deux Mondes, après avoir constaté que dans n’importe quelle ville d’Europe où il passait il entendait chanter Ugène, tu me fais de la peine et le Bi du bout du banc, se demandait si nous étions en train de devenir les “græculi” du monde contemporain. Il me semble que n’eût-elle pas d’autre raison d’être que de montrer que nous ne sommes pas seulement le pays des amusements mais aussi celui des ingénieurs et des constructeurs qu’on appelle de toutes les régions du monde pour édifier les ponts, les viaducs, les gares et les grands monuments de l’industrie moderne, la tour Eiffel mériterait d’être traitée avec plus de considération.
Gustave Eiffel, réponse au Manifeste contre la Tour (Le Monde, 1887)
Analyse de cette joute
Que nous apprends la lettre de protestation ? De par la façon dont elle a été diffusée, à travers le journal "Le Temps", elle se veut adressée à un large public. "Le Temps", s'était un journal français publié quotidiennement à Paris entre le 25 avril 1861 et 29 novembre 1942. Initialement objectif, d'après les témoignages de l'époque, il a viré vers le centre gauche à partir de 1873, lorsque le titre est cèdè à Hébrard. Il était un peu plus orienté vers l'actualité internationale que les autres, sa portée était donc plus large que les autres, il avait une image de sérieux et représentait plutôt bien les artistes engagés.
Journal Le Temps
Ensuite, on constate que la lettre commence par une protestation. Partir d'une constatation aurait été plus fédérateur, on aurait constaté un fait et émis des opinions à ce sujet. Au contraire, les auteurs ont préféré évoquer d'emblée leurs grieffes, et de façon plutôt véhémente, dans le style ampoulé de l'époque. Il n'en reste pas moins qu'ils vont droit au but, expliquant de façon claire que Paris sera dénaturé par cette structure métallique gigantesque. Pour appuyer leurs propos ils mettent en avant la beauté de Paris, en particulier les monuments que l'histoire a légué à la ville. Et ils n'hésitent pas à faire l'amalgame entre la beauté de Paris et l'âme de la France, pour là aussi augmenter la portée de leurs propos. C'est confirmé par la dernière phrase du premier paragraphe, lorsqu'ils parlent des différents pays qui, soit disant, ne possèdent pas les merveilles de Paris.
Les seconds et troisième paragraphes mettent au contraire en avant la laideur de la tour. Gustave Eiffel est considéré comme un constructeur de machines qui souhaite industrialiser le paysage parisien. Ils prennent à témoin les futurs visiteurs de l'exposition universelle, essentiellement étrangers, qui viendraient constater l'enlaidissement de la capitale et en tireraient des conclusions néfastes sur le pays, à une époque où le nationalisme était un sentiment fort partagé par tous les peuples européens. D'autres eux, cette tour allait participé à la baisse de l'aura française dans le Monde, de par sa simple présence lors de l'exposition universelle.
Les artistes réunis repartent ensuite dans leurs lettres sur le même sujet d'initialement, avec le même argument, l'enlaidissement de Paris, mais cette fois-ci ils citent des monuments célèbres comme Notre-Dame, l'arc de triomphe ou le dôme des Invalides. Cette énumération donne plus de force à leurs propos, permettant aux lecteurs de se sentir plus proche de leurs points de vue en rendant inquiétante la construction de la tour Eiffel.
La lettre se termine par l'interpellation directe de Mr Alphand, commissaire de l'exposition universelle de 1889. Les auteurs le mettent devant ses responsabilités à l'appelant à plaider la cause de Paris, au détriment de celle de Gustave Eiffel. Croyaient-ils en leurs causes ? On peut en douter car la dernière phrase de cette lettre laisse la part belle à l'éventuel échec de leurs demandes "nous aurons, du moins, vous et nous, fait entendre une protestation qui honore".
Cette lettre avait-elle des chances de faire interdire la construction de la tour Eiffel ?
On ne pourra jamais réellement le savoir, mais sans nul doute la réponse est non, car elle est arrivée alors que la tour commençait déjà à sortir de terre, qu'elle était le résultat d'un concours d'architecte et que le choix de la construire avait été fait il y a déjà quelques mois. On voyait donc mal comment les artistes français, si connus soient-ils, auraient pu faire pencher la balance en leurs faveurs si tardivement.
Les réponses
Les réponses d'Eiffel et d'Alphand aux attaques des artistes sont bien différentes. Celle du commissaire de l'exposition universelle est plus courte, moins incisive. Il reprend un argument et le tourne en faveur de la tour, c'est l'argument de la dénaturation de Paris. Si les artistes pensent que la tour va gacher le paysage parisien, lui voit au contraire une source de fierté pour la capitale de posséder la plus haute construction du Monde. Il en profite pour critiquer maladroitement les Américains qui n'ont rien à voir avec ce conflit, et termine d'utiliser cet argument en signalant que les autres matériaux de construction sont plus fragiles ou inadaptés, le fer étant ni pllus ni moins intéressant qu'un autre. La lettre se termine avec la fierté que doit ressentir chaque Français à l'idée d'avoir sur son sol cette tour : Mr Alphand fait ainsi vibrer la corde patriotique, très utilisée à la fin du XIXe siècle.
Gustave Eiffel, lui, est plus complet dans sa réponse, mais ses arguments semblent tout aussi étonnants. Ainsi il attaque sa réponse par le critère esthétique, arguant du fait qu'on ne pourra juger que sur pièce puisqu'elle n'est pas encore construite. Curieux argument pour contrer ceux qui ne veulent pas la voir construite. Mais le second argument est encore plus étonnant : Eiffel avoue clairement ne pas avoir eu d'autres contraintes que celles dû à la technique. Il écrit :
Le premier principe de l'esthétique architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour ? De la résistance au vent.
Si l'esthétique d'un monument est vraiment lié à sa destination, au sens où il l'entends, Paris pourrait bel et bien être défiguré, d'autant qu'il donne quitus aux artistes pour être juges de l'esthétique, ce qui semble normal.
De façon plus logique il balaie l'argument qui consiste à dire que la tour Eiffel va écraser les autres monuments parisiens. Force est de constater qu'il a raison de rejeter l'argument, plus d'un siècle après, ce n'est toujours pas le cas à ça ne le sera jamais, la tour est un élément du patrimoine de la ville, il n'éclipse pas les autres.
Enfin il reste deux arguments, qui apparaissent en fin de liste. Le premier est probablement le plus intéressant car il met en avant l'intérêt scientifique de la tour, ce qui s'avèrera vrai par la suite. Eiffel imaginait bien déjà les applications techniques qu'il pourrait faire d'un tel monument. Mais en écrivant ça, il oubliait le principal : Ses détracteurs ne l'accusaient pas (essentiellement) de l'inutilité de la tour, mais de son inesthétisme. Ce argument, si il a son intérêt, n'est pas le principal à mettre en avant. Le dernier argument renvoi les artistes à leurs responsabilités, à savoir l'amusement du public ou la mise en avant de la culture française, tout en précisant que la France n'est pas seulement faite d'oeuvres artistiques mais aussi d'ingénieurs, et qu'il faut mettre en avant toutes les professions pour faire grandir le pouvoir de la France dans le Monde.
Les textes artistiques contre la tour
Ainsi se termine la joute qui s'est engagée, brièvement, entre un collectif de 47 artistes, dont certains jouissant d'une grande réputation, aux constructeurs de la tour Eiffel, en 1887. Mais si la bataille fut gagnée par les constructeurs, les artistes se batirent alors avec leurs propres armes : Les oeuvres artistiques. Ainsi des poèmes furent écrits pour mettre en avant l'enlaidissement de Paris dû à la simple présence de la tour. Le plus célèbre est sûrement celui de François Copée, écrit en 1889, qui appela une réponse de Raoul Bonnery, sous la même forme. Les deux artistes firent paraître dans des journaux différents des poèmes plutôt revendicatifs.
Sur la Tour Eiffel
Deuxième plateau
J’ai visité la Tour énorme,
Le mât de fer aux durs agrès.
Inachevé, confus, difforme,
Le monstre est hideux, vu de près.
Géante, sans beauté ni style,
C’est bien l’idole de métal,
Symbole de force inutile
Et triomphe du fait brutal.
J’ai touché l’absurde prodige,
Constaté le miracle vain.
J’ai gravi, domptant le vertige,
La vis des escaliers sans fin.
Saisissant la rampe à poignée,
Étourdi, soûlé de grand air,
J’ai grimpé, tel qu’une araignée,
Dans l’immense toile de fer ;
Et, comme enfin l’oiseau se juche,
J’ai fait sonner sous mes talons
Les hauts planchers où l’on trébuche
En heurtant du pied les boulons.
Là, j’ai pu voir, couvrant des lieues,
Paris, ses tours, son dôme d’or,
Le cirque des collines bleues,
Et du lointain... encor, encor !
Mais, au fond du gouffre, la Ville
Ne m’émut ni ne me charma.
C’est le plan-relief immobile,
C’est le morne panorama,
Transformant palais de l’histoire,
Riches quartiers, faubourgs sans pain,
En jouets de la forêt Noire
Sortis de leur boîte en sapin.
Oui, le grand Paris qui fourmille
Est mesquin, vu de ce hauban.
L’Obélisque n’est qu’une aiguille
Et la Seine n’est qu’un ruban ;
Et l’on est triste au fond de l’âme
De voir écrasés, tout en bas,
L’Arc de Triomphe et Notre-Dame,
La gloire et la prière, hélas !
Du vaste monde, en cet abîme,
Je n’aperçois qu’un petit coin.
Pourquoi monter de cime en cime ?
Le ciel est toujours aussi loin.
Enfants des orgueilleuses Gaules,
Pourquoi recommencer Babel ?
Le mont Blanc hausse les épaules
En songeant à la Tour Eiffel.
Qu’ils aillent consulter, nos maîtres,
L’artiste le plus ignorant.
Un monument de trois cents mètres,
C’est énorme. ― Ce n’est pas grand.
Ô Moyen Age ! ô Renaissance !
Ô bons artisans du passé !
Jours de géniale innocence,
D’art pur et désintéressé ;
Où, brûlant d’une foi naïve,
Pendant vingt ans, avec amour,
L’imagier sculptait une ogive
Éclairée à peine en plein jour ;
Où, s’inspirant des grands modèles
Et pour mieux orner son donjon,
Le Roi logeait les hirondelles
Dans un marbre de Jean Goujon !
Ô vieux siècles d’art, quelle honte !
À cent peuples civilisés
Nous montrerons ce jet de fonte
Et des badauds hypnotisés.
Pourtant, aux lugubres défaites
Notre génie a survécu ;
Un laurier cache sur nos têtes
La ride amère du vaincu.
Pour que l’Europe, qui nous raille,
Fût battue à ce noble jeu,
Tout le prix de cette ferraille,
Des millions, c’était bien peu.
Un chef-d’oeuvre vaut davantage ;
Et quand même, et non moins content,
L’ouvrier sur l’échafaudage
Eût gagné sa vie en chantant.
Non ! plus de luttes idéales,
De tournois en l’honneur du beau !
Faisons des gares et des halles :
C’est l’avenir, c’est l’art nouveau.
Longue comme un discours prolixe
De ministre ou de député,
Que la Tour, gargote à prix fixe,
Vende à tous l’hospitalité !
Car voici la grande pensée,
Le vrai but, le profond dessous :
Cette pyramide insensée,
On y montera pour cent sous.
Le flâneur, quand il considère
Les cent étages à gravir
Du démesuré belvédère,
Demande : « A quoi peut-il servir ?
« Tamerlan est-il à nos portes ?
Est-ce de là-haut qu’on surprend
Les manoeuvres de ses cohortes ? »
― Pas du tout. C’est un restaurant.
À ces hauteurs vertigineuses,
Le savant voit-il mieux les chocs
Des mondes et des nébuleuses ?
― Non pas. On y prendra des bocks.
La fin du siècle est peu sévère,
Le pourboire fleurit partout.
La Tour Eiffel n’est qu’une affaire ;
― Et c’est le suprême dégoût.
Édifice de décadence
Sur qui, tout à l’heure, on lira :
« Ici l’on boit. Ici l’on danse, »
― Qui sait ? sur l’air du ça ira
OEuvre monstrueuse et manquée,
Laid colosse couleur de nuit,
Tour de fer, rêve de Yankee,
Ton obsession me poursuit.
Pensif sur ta charpente altière,
J’ai cru, dans mes pressentiments,
Entendre, à l’Est, vers la frontière,
Rouler les canons allemands.
Car, le jour où la France en armes
Jouera le fatal coup de dés,
Nous regretterons avec larmes
Le fer et l’or dilapidés,
Et maudirons l’effort d’Hercule,
Fait à si grand’peine, à tel prix,
Pour planter ce mât ridicule
Sur le navire de Paris.
« Adieu-vat, » vaisseau symbolique,
Par la sombre houle battu !
Le ciel est noir, la mer tragique.
Vers quels écueils nous mènes-tu ?
22 juillet 1888.
Quelle force dans ce poème ! Il commence par quelques quatrains sur la laideur de la tour Eiffel, en utilisant des mots choisis. Il se poursuit avec la description de la vue de son sommet, et d'après l'auteur il faut bien avouer que Paris vu de si haut n'est guère intéressant : L'obélisque est vue comme une simple aiguille, l'ensemble de l'urbanisme est comparé à un plan-relief, etc. Le troisième argument se veut assassin pour la tour. Elle est considérée comme une simple source de revenus pour les auteurs, quémandant à tout va de l'argent pour y monter, s'y restaurer, ou en demandant force pourboire. Enfin le quatrième argument, qui est aussi le dernier, se veut le plus important, surtout pour l'époque. Il met en avant le gaspillage des métauxpour cette construction à une époque où les guerres sont proches. Or, une guerre nécessite énormément de métaux, derrière cet argument il y a implicitement une accusation par l'auteur que les constructeurs risquent de provoquer la capitulation de la France, rien de moins, en cas de conflit. Comme on peut l'imaginer le sentiment patriotique étant particulièrement fort en cette fin du XIXe siècle, l'argument est donc sensé faire mouche.
Il est d'ailleurs amusant de constater que quelques années plus tard, la tour sera sauvée par l'armée justement, qui a pu y faire les premiers essais de transmission sans fil. Elle avait alors acquis un intérêt certain pour les militaires.
La réponse à ce poème de François Copée est arrivée en mai 1889 par Raoul Bonnery, défenseur de la tour et disciple de Sully-Prudhomme et, membre de la Société des Gens de Lettres. Il. Il fit paraitre un autre poème de sa composition dans "Le franc Journal", ajoutant une pierre à la guerre que se livrait défenseurs et détracteurs de la tour Eiffel.
Audacieuse et volontaire,
J'avais juré l'écrasement
Des hauts monuments de la terre.
C'est fait, j'ai tenu mon serment.
J'étais à moitié de ma taille
Quand un jour, raillant mon destin,
Tu t'en vins me livrer bataille,
Pour arme, une plume à la main.
Était-ce un si piètre équipage
Que tu comptais vaincre, vraiment !
David, ton émule en courage,
Brava Goliath plus sûrement.
Tu mis la fleur de ta science
À m'appeler "Monstre hideux";
Un peu plus de reconnaissance
T'eût convenu peut-être mieux.
Si, comme avec tant de faconde,
Tu l'as dit dans Le Figaro,
Je dois, des quatre coins du monde,
Entendre me crier : Haro !
Je suis le brutal colosse
Que tu dépeins à l'Univers,
Crois-tu que pareil molosse,
Tu m'eusses mordu … de tes vers !
[…]
Du fer, je suis l'apothéose ?
Je lui bâtis un piédestal ?
Pourquoi pas ! Le fer, je suppose,
N'est point si vulgaire métal.
Il fournit le soc et l'épée :
Richesse et force d'un pays,
Et dans toute belle épopée,
Le fer aura toujours le prix.
Quel sang dans tes veines circule
Pour t'écrier, avec mépris,
Que je suis un mât ridicule
Sur le navire de Paris.
Un mât ? J'accepte l'épithète,
Mais un mât fier, audacieux,
Qui saura, portant haut la tête,
Parler de progrès jusqu'aux cieux.
Un mât qui sur la ville immense,
La nuit projettera des feux,
Un mât où l'étendard de France
Un jour, flottera radieux !
Hampe de drapeau, sentinelle,
Phare : voilà ma mission !
– Poète en ton âme immortelle
Rentre ton indignation.
Ce poème est une parfaite réponse au précédent. Il est fait sur la base de quatrains qui reprennent l'accusation de François Copée, de façon assez solennelle d'ailleurs, sans vraiment l'attaquer... du moins jusqu'au vers assassin "Crois-tu que pareil molosse, tu m'eusses mordu … de tes vers !". A noter que les deux vers "Sur mes froides hauteurs si nul ne vient m’entendre, Moi j’y respire à l’aise et n’en veux point descendre" sont de Laprade, il s'agit d'un emprunt volontaire de la part de l'auteur.
Dans la suite du poème il oscille entre démonter les arguments évoqués, comme l'utilisation du fer, et le raillage de l'attaque. Finalement, si la forme est poétique, le fond est assez simple, le message est clair : Non, la tour n'est pas inesthétique, elle a amélioré la stature de la France.
En 1890 Guy de Maupassant était un des membres ayant signé la lettre ouverte à Mr Alphand, commissaire de l'exposition universelle de 1889, lettre dans laquelle 47 artistes critiquaient ouvertement l'érection de la tour. Du coup il est logique et normal qu'on retrouve ce rejet de la tour Eiffel dans son oeuvre. C'est le cas dans un de ces écrits de 1890, "La Vie errante". C'est même le début de l'ouvrage.
J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop. Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout, faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les vitres, cauchemar inévitable et torturant.
Ce n’est pas elle uniquement d’ailleurs qui m’a donné une irrésistible envie de vivre seul pendant quelque temps, mais tout ce qu’on a fait autour d’elle, dedans, dessus, aux environs. Comment tous les journaux vraiment ont-ils osé nous parler d’architecture nouvelle à propos de cette carcasse métallique, car l’architecture, le plus incompris et le plus oublié des arts aujourd’hui, en est peut-être aussi le plus esthétique, le plus mystérieux et le plus nourri d’idées ? Il a eu ce privilège à travers les siècles de symboliser pour ainsi dire chaque époque, de résumer, par un très petit nombre de monuments typiques, la manière de penser, de sentir et de rêver d’une race et d’une civilisation. Quelques temples et quelques églises, quelques palais et quelques châteaux contiennent à peu près toute l’histoire de l’art à travers le monde, expriment à nos yeux mieux que des livres, par l’harmonie des lignes et le charme de l’ornementation, toute la grâce et la grandeur d’une époque. Mais je me demande ce qu’on conclura de notre génération si quelque prochaine émeute ne déboulonne pas cette haute et maigre pyramide d’échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d’usine.
C’est un problème résolu, dit-on. Soit, — mais il ne servait à rien ! — et je préfère alors à cette conception démodée de recommencer la naïve tentative de la tour de Babel, celle qu’eurent, dès le douzième siècle, les architectes du campanile de Pise. […]
Peu m’importe, d’ailleurs, la tour Eiffel. Elle ne fut que le phare d’une kermesse internationale, selon l’expression consacrée, dont le souvenir me hantera comme le cauchemar, comme la vision réalisée de l’horrible spectacle que peut donner à un homme dégoûté la foule humaine qui s’amuse.
Je me garderai bien de critiquer cette colossale entreprise politique, l’Exposition universelle, qui a montré au monde, juste au moment où il fallait le faire, la force, la vitalité, l’activité et la richesse inépuisable de ce pays surprenant : la France.
Probablement pour donner plus de force à son récit Guy de Maupassant le traite à la première personne. Il met en place un personnage qui en a assez de voir la tour Eiffel partout, en réel ou pas, et qui se demande quel intérêt y a t-il a y consacrer son propre intérêt. Le texte donne plus l'impression d'un écoeurement que d'une révolte, l'opposition de l'auteur envers la tour est dépassée. Il y a déjà de l'acceptation, face à ce monument jugé inutile.
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